samedi 8 août 2009

EPISODE 33 : LE DERNIER CHAPITRE : LA RESURRECTION DES LEODIENSIS (Partie 4)

Embourg. Résidence de Hartmann. Mardi 10 mars. 16 heures 28.

L'hélicam survole le quartier d'Embourg. A une cinquantaine de mètres au-dessus du sol, l'appareil suit dans une succession de courbes parfaites le tracé sinueux des rues résidentielles. Chênes, tilleuls et saules côtoient des manoirs de pierres dissimulés derrière de hautes haies. Une humidité hivernale recouvre les terrasses des villas et les enclos de verdure. Cà et là des promeneurs profitent des quelques éclaircies que le ciel daigne leur offrir.

L'hélicam ralentit sa course pour opérer un lent zoom en spirale sur le domaine privé de Wakhner Hartmann.

Au plan suivant, travelling lent sur l'ensemble de la cuisine, où Julia prépare le repas du soir. Hartmann est absent. Dans le salon, Anna, pensive, a les yeux rivés sur l'écran de son ordinateur. Elle visionne un documentaire sur la Guadeloupe, sa prochaine destination estivale. Sur les explications suaves d'un commentateur, des paysages défilent comme un rêve éveillé : cet archipel des Antilles, Anna le façonne dans son esprit, s'imaginant face à une mer transparente, au coucher du soleil, sur un sable blanc coquille, entre des feuilles pennées de palmiers verdoyants.

Soudain, Anna arrête la vidéo, positionne sa manette de conduite située sur l'accoudoir de sa chaise roulante et s'en va rejoindre Julia dans la cuisine.

Scène suivante. Julia découpe avec une lenteur délicate quelques tomates juteuses sur une planche de bois. La radio diffuse dans un coin de la cuisine une mélodie classique dont on devine la douceur « rachmaninovienne » : un piano au son de velours, chantant dans une élégante précision notes brutes, bémols et dièses.

Anna s'approche de Julia. Celle-ci la regarde, dubitative.

Anna : Julia, je dois vous parler.
Julia : Je vous écoute, Mademoiselle.

Un silence de quelques secondes interrompt ce début de conversation.

Anna : Vous savez à quoi je pense, n'est-ce pas ?

Julia fixe Anna. Oui, elle sait à quoi pense Anna mais il ne vaut peut-être mieux pas qu'elle le lui avoue.

Anna se répète : Vous savez à quoi je pense, n'est-ce pas, Julia ?
Julia : Mademoiselle, j'imagine que cela doit avoir un lien avec... Samedi ?
Anna : Papa n'est pas là. Nous pourrions peut-être envisager de... (Moment de silence)
Julia : Envisager de... ?
Anna : Nous pourrions peut-être contacter la Police ?
Julia : La Police ? Mais... Pourquoi ?
Anna : Voyons, Julia, vous savez de quoi je veux parler.
Julia : Ecoutez, Anna, je... Je crois que ce n'est pas une bonne idée.
Anna : Julia, j'ai entendu du bruit, je vous assure ! Il y avait quelqu'un dans l'annexe.
Julia : Mais nous n'en sommes pas sûres ! Vous avez sans doute entendu du bruit mais rien ne prouve qu'il s'agissait de voix.
Anna (regardant Julia avec un certain mépris) : Alors vous ne voulez pas contacter la Police, n'est-ce pas ?
Julia (soupirant, elle s'approche de la jeune femme, s'accroupit pour se mettre à hauteur de son visage et lui prend la main) : Anna... (Moment de silence). Qu'allons-nous devenir ? (Moment de silence).
Anna : Pourquoi cette question ?
Julia : Si la Police découvre effectivement une personne dans l'annexe, votre père devra fournir des explications ; il sera emmené au poste de Police et... Et il sera certainement condamné à la détention. Je perdrai mon emploi et alors... Et alors, qui s'occupera de vous ?
Anna : Julia, vous n'avez rien à craindre. Tout ce qui est ici m'appartient. Je suis sa fille ! Il ne pourra rien vous arriver. Vous continuerez à vous occuper de moi en toute tranquillité.
Julia : Je ne suis pas assez âgée pour m'en inquiéter mais... S'il devait m'arriver quelque chose, vous vous retrouveriez seule, Anna.
Anna : Je hais mon père ; je ne l'ai jamais accepté.
Julia : Vous devriez. Il s'est occupé de vous et a toujours été présent quand vous en aviez besoin.
Anna : Non. Non, non, c'est faux ! Papa ne s'est jamais occupé de moi ! Il n'a jamais daigné me féliciter, m'encourager dans tout ce que j'ai pu entreprendre.
Julia : Ne dites pas ça.
Anna : Comprenez-moi, Julia ! J'aurais pu faire de longues études. J'aurais pu travailler comme ingénieur malgré mon handicap. Mais j'ai baissé les bras trop vite. (Anna baisse la tête, gênée par cet aveu.) Il savait que j'avais besoin d'aide.
Julia : Ce n'est pas votre père qui est en cause. Votre père vous aime, vous le savez. Simplement, il est difficile pour une université de s'adapter à une personne exigeant une attention de tous les instants. Si vous avez raté, ce n'est pas votre faute ; vous comprenez ?
Anna : Julia, il faut appeler la Police. Faites-le, je vous en prie. Je sais ce que j'ai entendu.

La gouvernante se relève. Sa main lâche celle d'Anna. Désemparée, elle se met à cogiter, les coudes pliés, la main droite sur le menton. Le silence de la réflexion pèse lourdement dans cette atmosphère tranquille et rangée. On entend à peine le rythme du mécanisme de l'horloge placée sur le mur à proximité de la hotte.

Julia : Je vais prendre le risque.
Anna (le regard soulagé) : Vous allez donc le faire ?
Julia : Oui. Je ne veux pas avoir de remords.

Julia s'avance vers le téléphone fixe posé sur un coin du plan de cuisine. Elle décroche le cornet et compose alors les chiffres du numéro de la Police locale. Julia regarde Anna avec inquiétude. Anna esquisse un léger sourire.

Le bip sonore d'attente se répète quatre fois. La caméra opère un plan rapproché sur Julia. Un homme décroche.

Julia : Allô... ?
Police : Police/Dispatching zonal. Je vous écoute.
Julia : Bonjour, je m'appelle Julia... Julia Kleinër. J'ai besoin de votre aide, s'il vous plaît. C'est urgent...


Université de Liège. Institut des Sciences archéologiques. Service d'archéologie médiévale. Lundi 9 mars. Bureau du Professeur Halloy. 11 heures 16.

Lionel frappe trois coups fermes à la porte du Professeur Halloy, le promoteur de sa thèse.

Pr Halloy : Entrez !
Lionel (ouvrant la porte) : Monsieur Halloy, excusez mon dérangement mais je dois absolument vous voir. Avez-vous quelques minutes à me consacrer ?
Pr Halloy : Si vous avez du neuf pour votre thèse, allez-y. Je vous donne le champ libre !
Lionel : Regardez ce que j'ai apporté (Lionel tend au professeur l'ouvrage de Maxence de Saint-Lambert).
Pr Halloy : De quoi s'agit-il ?
Lionel : Il s'agit d'une preuve. Vous vous souvenez ? Vendredi, lorsque je vous ai parlé de cette famille déchue qui...
Pr Halloy (l'interrompant avec condescendance) : Attendez, ne me dites pas que vous allez me reparler de ça ?
Lionel : Pourquoi pas ?
Pr Halloy : Monsieur Derechain, laissez-moi vous dire une bonne fois pour toutes ceci : il ne sert à rien de vouloir me...
Lionel (sur un ton ferme) : Mais ce livre que je tiens en main est la preuve irréfutable de ce que j'ai avancé vendredi dernier !
Pr Halloy (prenant l'ouvrage) : Ainsi donc, vous voulez que je lise ce « bouquin » écrit par je ne sais qui afin de croire vos paroles, c'est bien cela ?
Lionel : Lisez-le. Et si vous souhaitez aller plus vite, rendez-vous à la page 64. Vous aurez la clé de la vérité.
Pr Halloy (perplexe) : La « clé de la vérité », voyez-vous ça...
Lionel : Notger... Notger n'aurait jamais dû être prince-évêque. (Moment de silence)
Pr Halloy : Bien... Je vais vous laisser reprendre vos esprits, jeune homme.
Lionel : Reprendre mes esprits ? A la page 64, deuxième paragraphe, 8e ligne : que lisez-vous ?

Surpris par cette réponse inattendue, le professeur se met alors à chercher ladite page. Puis découvrant celle-ci, il commence à parcourir de son index droit les lignes du deuxième paragraphe. Il lit à haute voix.

Pr Halloy : « La dynastie des Leodiensis désirait faire de Liège une Urbs Sancta. La Jérusalem de l'Occident se dresserait ainsi à la frontière septentrionale de la civilisation latine. Elle symboliserait à elle seule, à un point géographique extrême, l'étendue du christianisme en Europe. L'empereur germanique reprendra cette idée et, après la condamnation des Leodiensis aux bûchers par ses soins, il rapportera ce souhait à son prince Notger qui, en toute innocence, conférera le titre d'Urbs Sancta, « ville sainte », à notre cité chrétienne. »

Le regard du professeur reste fixe, comme perdu dans un chaos d'incompréhension et de questionnements. Demeurant silencieux, il aimerait sans doute s'exprimer mais il peine à réaliser ce qu'il vient de lire. Il retire brusquement ses épaisses lunettes de lecture, les pose délicatement sur son bureau et s'adresse à Lionel.

Pr Halloy : L'Urbs Sancta... L'Urbs Sancta, la « ville sainte ». Alors Notger n'est pas à l'origine de cette sanctification si chère à notre principauté ?
Lionel : Les Leodiensis étaient des catholiques désireux de sanctifier notre ville. Ils voulaient établir un royaume chrétien tout autour de la "cité ardente". Regardez... (Lionel tend au professeur un recueil de documents diplomatiques médiévaux). Dans ce recueil vous pouvez voir un document reprenant un témoignage de l'empereur germanique. Il y avoue avoir repris l'idée de sanctification lancée par une dynastie liégeoise : les Leodiensis... Pour le coup, on peut dire qu'il a fait preuve d'honnêteté en dépit de ce qu'il a osé commettre à leur égard !
Pr Halloy (se saisissant du recueil à la reliure vétuste et poussiéreuse) : Nom de Dieu... Alors vous ne m'avez pas menti.
Lionel : Notger disposa de moyens considérables pour instaurer la principauté. Les dignitaires ecclésiastiques qui l'avaient précédé n'eurent jamais autant de ressources à leur disposition pour faire de Liège la capitale d'une principauté. Par peur de représailles des Leodiensis encore vivants, l'empereur donnera à l'Eglise épiscopale de Liège les terres de cette dynastie. Mais Notger n'en saura rien. L'empereur craignait de la part de celui-ci une réaction qui aurait pu être néfaste pour ses visées impériales.
Pr Halloy : Les Leodiensis furent décimés mais certains ont-ils échappé à cette condamnation ?
Lionel : Certains y ont échappé. Leurs descendants ont survécu jusqu'en 1979 environ. Le dernier descendant s'appelait... Henry de Sinlambert.
Pr Halloy : Alors ils ont traversé les siècles, ont survécu aux révolutions et sont demeurés silencieux... Comme des citoyens humbles et sans histoire, à l'écart du pouvoir et de la notoriété qui leur étaient dûs.
Lionel : Exactement. (Moment de silence) Et maintenant regardez la page 71.

Le professeur s'exécute. A la page 71 il y découvre alors un paragraphe isolé, long d'une dizaine de lignes environ ; il signe sans doute la fin d'un chapitre au vu de l'espace blanc qui le suit.

Lionel : Lisez à partir de la 4e ligne.
Pr Halloy : « Dans un recueil de documents diplomatiques sur la Principauté de Liège, une source historique démontre le souhait exacerbé de l'empereur Othon Ier de ressusciter un empire romain puissant et élargi à toutes les peuplades germaniques. Cependant cette extension ne pouvait suffire ; il lui fallait prendre subtilement son ascendance sur d'autres régions. Les Leodiensis représentaient une menace pour Othon Ier. Ceux-là étaient prêts à constituer un vaste royaume qui aurait pu s'étendre, au fil des siècles et des alliances, au territoire contenu entre les forêts d'Ardenne et la frontière occidentale arrêtée par la mer. L'empereur les condamnera au bûcher, dans leur propre cité, jugés comme des hommes à la fierté mal dirigée. »

Pr Halloy : Comment avez-vous eu ce livre ?
Lionel : C'est un confrère qui me l'a donné mais... Je suis dans l'obligation de taire son nom. D'ailleurs il faudra que je le lui rende dans les prochains jours.
Pr Halloy : Je comprends. Ca n'a pas d'importance. C'est un authentique de toute façon.
Lionel : Bien sûr, c'est un authentique ! Il ne s'agit pas d'une copie frauduleuse.
Pr Halloy (lui tendant la main) : Laissez-moi vous féliciter Lionel. Vous avez réalisé un remarquable travail de recherche !
Lionel : Vous pensez que j'ai des chances de... Enfin, vous voyez ce que je veux dire.
Pr Halloy : Vous avez des chances de réussir votre thèse, si c'est ce que vous voulez savoir. Et vous avez sans doute des chances de me remplacer un jour. (Moment de silence) Je dois même avouer que votre thèse restera dans les annales de la science historique. Personne à ce jour, en Belgique, n'a fait une découverte aussi surprenante que celle-ci.
Lionel : Merci pour votre reconnaissance.
Pr Halloy (pensif) : Lionel, laissez-moi vous poser une question...
Lionel : Allez-y, je vous écoute.
Pr Halloy : Pourquoi vous intéressez-vous à la noblesse ? Y a-t-il un lien avec votre propre histoire ? Ou êtes-vous simplement intrigué par ces gens ?
Lionel (embarrassé par la question) : Eh bien, disons que je suis surtout intrigué par ces nobles, comme vous dites.
Pr Halloy : Pourquoi ?
Lionel : Je ne sais pas. A dire vrai, leurs familles portent en elles le poids de l'Histoire. Ils sont capables de maintenir dans leur existence des traditions séculaires. Hormis eux, qui aujourd'hui peut encore se targuer de respecter des valeurs séculaires ?
Pr Halloy : J'apprécie la raison de votre motivation, Lionel. Il est vrai que peu de gens sont encore capables d'appliquer des valeurs autrefois honorées de leurs ancêtres. (Moment de silence) Avez-vous déjà entendu parler des mèmes ?
Lionel : Les mèmes ? Oui, bien sûr. C'est un terme souvent employé en sociologie.
Pr Halloy : Sauriez-vous me le définir ?
Lionel : Eh bien, en résumé, il s'agit d'éléments culturels partagés par des individus ; il peut s'agir d'un comportement, d'une mentalité, d'une manière de voir le monde ou la vie, spécifique à un groupe social donné.
Pr Halloy : C'est exact... Voyez-vous, Lionel, l'aristocratie est l'une des rares catégories humaines à avoir adopté, dès son apparition dans l'Histoire, des comportements et des valeurs aussi solides qu'un rouleau d'acier ! Au fil des siècles, leurs mentalités n'ont presque pas évolué. Bien entendu ils se sont adaptés aux changements sociétaux, aux mutations technologiques, politiques ou économiques. Mais au fond d'eux-mêmes, ils sont restés identiques à leurs aïeux. Cependant on observe depuis une trentaine d'années des changements néfastes dans leurs attitudes. Certains ont perdu l'ardeur patriotique, la ferveur de leur foi en Dieu, le goût du langage soutenu, épuré de ses "scories" verbales tantôt vulgaires tantôt grossières. Et, par-dessus tout, certains se sont transformés en bourgeois argentés, avides de fortune ou de biens matériels superflus. Ils exhibent leur réussite sociale comme un tableau de chasse et ne savent plus ce que le mot « humilité » peut signifier.
Lionel : Tout le monde change, Professeur. Vous ne pouvez pas leur reprocher d'être ce que la société les oblige à être. Nous ne sommes plus au temps des seigneurs belliqueux défendant de leur corps et de leur âme leurs terres familiales.
Pr Halloy : Oui, la société a bien changé. Mais la direction qu'elle a prise n'est pas la bonne.
Lionel : L'Histoire est là pour montrer que si l'Homme n'évolue jamais, la société, elle, peut se remettre en question et renaître de son infortune.
Pr Halloy : 1918... 1945...
Lionel : Exactement...
Pr Halloy : Espérons alors que la noblesse renaisse de ses cendres et que ses valeurs nous reviennent plus fortes encore !
Lionel : La science nous y aidera...
Pr Halloy : Que voulez-vous dire par là ?
Lionel : Un jour, Professeur, vous saurez peut-être...

A suivre.