dimanche 7 juin 2009

EPISODE 27 : TRANSGRESSION (Partie 5)

Bois de Seraing, au sud de Liège. Samedi 7 mars. 15 heures 04.

Fond musical inquiétant. En survol, un hélicam filme les cimes d'épicéas disposés en rangées. L'appareil, dans une rapide descente, traverse des branchages tandis que la musique s'intensifie et monte dans les aigus. La caméra ralentit et suit de près Rachel et Greg dans leur course-poursuite. Le Hummer accélère et défie les irrégularités du chemin de terre. La brise laisse la place à un vent plus ferme ; des nuages grisâtres et enveloppés recouvrent peu à peu le ciel.

La caméra suit latéralement les deux jeunes gens.

Le Hummer est filmé en contre-plongée. Les larges pneus s'encrassent de boue et d'herbes sauvages.

Greg : Rachel, dépêche-toi !
Rachel : Je... Je fais ce que je peux !

Le 4x4 accélère en dépit de l'aspect marécageux du sol en certains endroits. Soudain, quelques mètres devant lui, Greg aperçoit un fortin, vétuste témoignage de la Deuxième Guerre mondiale.

Greg : Rachel, regarde là...
Rachel : Qu'est-ce que c'est ?
Greg : Un fortin. Viens vite !

Ils se précipitent en direction de l'abri bétonné. Les murs salis par le temps et l'humidité sont épais de plusieurs dizaines de centimètres. La maisonnette, sans fenêtres, n'est pourvue que d'une étroite porte sur la façade arrière. Greg et Rachel s'y introduisent.

Rachel : Il va venir ici. Je... Je crois que ce n'est pas une bonne idée.
Greg : Chut ! Pas de bruit !

Le Hummer ralentit sa vitesse en passant à quelques mètres du fortin. Il s'arrête un court instant.

Rachel (à voix basse) : Tu entends ? J'ai l'impression qu'il s'est arrêté...
Greg : Attends.
Rachel : Il vaudrait mieux que nous sortions. Je... Je ne me sens pas en sécurité ici. Il nous a repérés, j'en suis sûre !
Greg (à voix basse) : T'es folle ! Il n'est pas question que nous sortions !

Après plus d'une vingtaine de secondes de silence, le bruit du moteur reprend et signale le démarrage du véhicule. Celui-ci s'éloigne en s'engouffrant dans les sombres rangées d'épineux bousculés par le souffle du vent.

Greg : Il est parti...
Rachel : Apparemment, oui !
Greg (moment de silence) : Qui est ce type ?
Rachel : J'ai bien peur que cela n'ait un rapport avec le Réseau. Bon sang, quand vont-ils nous laisser tranquilles ?
Greg : Le livre...
Rachel : Le livre ?
Greg : Ceux qui nous menacent, ils savent qui nous sommes. Ils ont certainement lu le livre.
Rachel : Tu parles du livre de Lionel ?
Greg : Exactement. Ils savent d'où nous venons et connaissent le Réseau.
Rachel : Ils voudraient alors se débarrasser de nous pour empêcher Barnier de réussir son projet ?
Greg : Probablement. Ils connaissent Barnier.
Rachel : Mais je pensais que personne n'était au courant du Réseau !
Greg : Rachel, réfléchis. Marc est né il y a trente-quatre ans. Tu penses sincèrement que sur ces trente-quatre années passées, personne n'aurait pu être renseigné ? L'information s'est forcément échappée à un moment donné.
Rachel : Alors c'est récent, parce qu'ils se seraient vengés déjà bien auparavant.
Greg : Sans doute.
Rachel : As-tu remarqué que le Hummer ne portait pas de plaque ?
Greg : Non. Non, je ne l'ai pas vu...
Rachel : Il va falloir prévenir la police.
Greg : Parlons-en d'abord à Barnier, c'est plus prudent.
Rachel : Je pense que nous devons pouvoir prendre des décisions sans son accord. Que ferons-nous quand Barnier ne sera plus de ce monde ?
Greg : Je... Je ne sais pas.

Soudain, une voix grave interrompt la conversation.

La voix : Moi, je sais.

Un homme, la tête recouverte d'une cagoule noire, s'avance d'un pas lent à l'intérieur du fortin. Il tient dans sa main droite un 357 Magnum.

L'homme : Je sais surtout que vous n'aurez pas l'occasion de voir Monsieur Barnier mourir.

Greg, choqué par l'apparition soudaine de cet homme, se met à trembler. Rachel, paralysée à la vue de l'arme, éprouve quelque difficulté à prononcer le moindre mot.

Greg : Qui... Qui êtes-vous ?
L'homme : Ca n'a aucune importance. Mais savoir qui vous êtes, vous, est beaucoup plus important pour moi.
Greg : Qu'allez-vous nous faire ?
L'homme : Nous allons calmement monter dans le véhicule. Et si vous êtes raisonnables et coopératifs, je vous laisserai tranquilles. Dans le cas contraire, vous n'aurez aucune chance de vous en sortir vivants. J'espère que vous ne m'obligerez pas à aller aussi loin ?
Greg : Mais pourquoi nous ?
L'homme : Vous êtes précieux pour moi. Très précieux. J'ai attendu ce moment toute ma vie. Et je veux le savourer jusqu'au bout. Maintenant, sortez lentement et ne faites pas de bruit. Le véhicule est sur votre droite. Je vous suis. Au moindre geste suspect, je n'hésiterai pas à tirer.

Rachel et Greg s'exécutent. Ils sortent calmement et rejoignent le Hummer. L'homme maintient son arme vers eux.

L'homme (en s'approchant du Hummer) : Bien, ouvrez la porte arrière sur votre droite et entrez.

Rachel prénètre la première ; Greg la suit, le corps tremblotant. L'homme referme violemment la portière. Les deux jeunes gens constatent alors qu'une vitre blindée, sur laquelle est apposé un miroir autocollant, sépare les places arrière des places avant. L'homme entre à son tour dans le véhicule ; il regarde fixement le couple. Les rides qui contournent ses paupières sont finement marquées ; sa tête, même dissimulée sous une épaisse cagoule de laine, laisse deviner une forme arrondie et de larges oreilles. Les vitres latérales sont recouvertes d'un autocollant noir, empêchant les deux victimes d'observer ce qui se passe autour d'eux. Seul leur ravisseur peut les voir de son côté grâce au papier miroir collé sur la paroi de séparation.

Le Hummer démarre. Greg et Rachel essaient de sortir mais les portes sont bloquées.

L'homme les regarde dans son rétroviseur.

Il s'exclame : Je vous demande de rester calmes ! N'oubliez pas ce que je vous ai dit !

Greg regarde Rachel avec inquiétude. Les pneus percutent les morceaux de bois sur le sol cabossé. Une pluie fine s'écrase sur la carrosserie de la voiture. Le ciel s'assombrit, dissimulant les derniers rayons de soleil qui, il y a quelques minutes à peine, se faufilaient entre les nuages.


Liège. Boulevard Frère-Orban. Appartement de Jessica Milano. Vendredi 6 mars. 18 heures 54.

Jessica dresse la table de sa salle à manger. Verres à vin, couverts en argent et chandeliers sont délicatement posés sur la nappe blanche fraîchement repassée. Dans quelques minutes, Pierre sonnera à sa porte. Une dernière décoration florale, sobre et élégante, termine la préparation du dîner qui s'annonce. La jeune femme se regarde dans le miroir psyché de son salon, replace ses mèches noires sur son front et réajuste sa robe d'alcantara légèrement évasée.

La sonnette avertit de la présence de son invité, Pierre, son journaliste fétiche. Il est sur le seuil. A sa main, point de bouquet de fleurs, de bouteille de vin ou de pralines raffinées, mais un Compact Disc.

La porte s'ouvre. Le regard de Jessica s'éclaire.

Jessica : Pierre, tu es à l'heure. Bravo !
Pierre : Pourquoi serais-je en retard ? Les retardataires ne s'intéressent jamais aux gens qu'ils côtoient.
Jessica : Viens, entre !
Pierre (dans le hall d'entrée, l'homme tend son présent à la demoiselle) : Tiens, c'est pour toi !
Jessica : Oh ! C'est trop gentil mais il ne fallait pas. Tu sais, ce n'est pas...
Pierre : Chut ! Pas de complaisance ! Je tenais vraiment à t'offir ce cadeau.
Jessica : Qu'est-ce que c'est ?
Pierre (avec un léger sourire) : Quelle question ! Ouvre l'emballage et tu verras...

Jessica déballe le papier glacé laissant aisément deviner ce qu'il contient.

Jessica : Viktoria Tolstoy ?
Pierre : Oui. Tu en as déjà entendu parler, je suppose ?
Jessica : Bien entendu. C'est son nouvel album ?
Pierre : Le plus récent, en effet.
Jessica : Elle est magnifique sur la couverture.
Pierre : Elle est suédoise, c'est normal ! Tu savais qu'elle était liée à l'écrivain russe Léon Tolstoï ?
Jessica : Leurs noms se ressemblent mais je ne savais pas qu'ils étaient de la même famille.
Pierre : Elle est l'arrière-arrière-petite-fille du célèbre auteur de « Guerre et paix ».
Jessica : Et bien, au moins, je ne m'endormirai pas idiote cette nuit !

Jessica invite Pierre à s'installer dans le canapé du salon. La jeune femme introduit le Compact Disc dans le lecteur installé près de la cheminée en marbre blanc, tandis que son hôte verse du champagne rosé dans de hautes flûtes de cristal.

Pierre (en regardant la jeune femme s'installer à ses côtés) : Jessica, il faut que je te parle.
Jessica : Oui ?
Pierre : J'ai eu un contact avec Monsieur Monceau cet après-midi.
Jessica : Ah bon ? Et pourquoi t'a-t-il téléphoné ?
Pierre : Ce n'est pas lui qui m'a contacté, c'est moi qui l'ai appelé. Comme tu m'as dit mercredi que tu n'avais pas encore eu de nouvelles de sa part, je me suis inquiété.
Jessica : Tu voulais connaître la raison de son long silence.
Pierre : Oui. Ce n'est pas dans ses habitudes de laisser traîner les choses. C'est un homme assez dynamique et pressé, tu comprends ? Alors je l'ai contacté et je lui ai demandé si tu avais toutes tes chances pour le spectacle.
Jessica : Et ?
Pierre : Il m'a dit qu'il devait encore réfléchir. Qu'il lui restait une candidate et toi à départager. Il avait l'air... (Moment de silence)
Jessica : Il avait l'air... ?
Pierre : Il avait l'air mal à l'aise, comme si mon coup de fil l'avait dérangé.
Jessica : Ecoute, Pierre. S'il ne me prend pas, ça n'a aucune importance.
Pierre (surpris) : Aucune importance ? Comment peux-tu dire ça ? Nous sommes allés tous les deux à Anv...
Jessica (l'interrompant) : Je sais mais... Je vis une situation un peu difficile, pour ne pas dire infernale en ce moment. Plus rien d'autre ne compte que ma propre vie.
Pierre : Ta vie ? Mais ta vie, c'est le chant, c'est le spectacle ! Voyons, Jessi, comment peux-tu être aussi fataliste ?
Jessica : Ma vie, c'est le fait de respirer chaque jour, de contempler ce qu'il y a autour de moi, de profiter de mes libertés : celle de sortir, de rencontrer mes amis, de faire mes courses, d'aller chez mon coiffeur, de chanter sur scène, de faire du shopping. Mes heures sont comptées, Pierre.
Pierre : Comment ça, « tes heures sont comptées » ? Mais qu'est-ce qui t'est arrivé pour que tu me parles avec ce ton pessimiste ? On dirait que tu vas m'annoncer ton enterrement !
Jessica : Tu ne m'as jamais posé de questions sur mes origines, sur ma famille, et sur moi finalement.
Pierre : Que viennent faire tes origines familiales dans notre discussion ?
Jessica (hésitante) : Je... Et bien... Comment t'expliquer ça ? Disons que je suis victime depuis plusieurs mois de menaces de mort.
Pierre : Pardon ?
Jessica : Je reçois des menaces de mort depuis novembre dernier.
Pierre : Mais... Mais de qui ?
Jessica (levant son regard) : Si je le savais, Pierre, je te le dirais !
Pierre : Mais tu ne m'en as jamais parlé !
Jessica : Je sais mais, crois-moi, ce n'est pas évident. Je suis devenue très méfiante. Et je vais même t'avouer que je l'ai été vis-à-vis de toi.
Pierre : Tu as cru que j'avais un lien avec ces menaces...
Jessica : Oui, je l'ai cru mais cette croyance n'a pas duré longtemps.
Pierre : Qu'y a-t-il dans ces menaces ? Ce sont des lettres, des coups de fil ?
Jessica : Des lettres. Mais elles ne me sont pas adressées directement. Enfin, disons que c'est difficile à expliquer. Je... J'ai été menacée de mort par un inconnu mais j'ignore aujourd'hui encore la raison de ces provocations.
Pierre : Que veux-tu dire par « elle ne me sont pas adressées directement » ?
Jessica (embarrassée) : Je... Je sais que d'autres personnes me connaissant ont reçu des lettres identiques. Et dans celles-ci, il y était fait mention d'une volonté de mettre un terme à mon existence.
Pierre : Tu as sans doute des jaloux qui gravitent autour de toi. Ce genre de fait peut arriver aux artistes qui ont un potentiel énorme. Les destinataires savent que tu es promise à un bel avenir. C'est la rançon de ton talent, Jessi. As-tu prévenu la police au moins ?
Jessica : Oui, la police a été prévenue. Elle mène son enquête mais ce n'est pas facile. Elle a trop peu d'éléments. De plus, il est impossible de dégager la moindre trace d'ADN sur les lettres.
Pierre : Cette histoire me paraît invraisemblable. Je n'arrive pas à le croire...
Jessica : Je t'assure que c'est ce que je vis en ce moment, Pierre.
Pierre : Je ne peux pas te laisser comme ça. Tu aurais dû m'en parler bien avant...
Jessica : Je sais... (Moment de silence) Pierre, j'ai quelque chose à te montrer. Je reviens.

Jessica se lève pour se diriger vers sa chambre. Pierre observe autour de lui les tableaux exposés aux murs. Des pastels alternent avec des huiles, dans un mélange subtil et éclectique de styles figuratifs.

Jessica revient.

Pierre : Ces peintures sont de vrais chefs-d'oeuvre. Elles doivent valoir une fortune. La plupart du temps, on se contente juste de simples reproductions imprimées. Mais là, ce sont des authentiques. (Pierre se retourne vers Jessica.) Excuse mon indiscrétion mais... Comment as-tu acheté ces toiles ?
Jessica : Elles ne m'appartiennent pas. T'ai-je déjà dit que j'étais une femme simple ?
Pierre : Oui. Oui, bien sûr mais ton appartement est... Comment dire ? Il semble avoir beaucoup de valeur.
Jessica : Je ne possède pas cet appartement.
Pierre : Tu le loues ?
Jessica (moment de réflexion) : Non. Non, je ne le loue pas. Il appartient à mon grand-père de substitution.
Pierre : Ton... Grand-père de... « Substitution » ? Qu'est-ce que tu veux dire ?
Jessica : Pierre, jure-moi de ne rien dire à personne.
Pierre : A propos de quoi ?
Jessica : A propos de ce que je vais te dire. Jure-moi de ne rien dire à personne, s'il te plaît.
Pierre : Bien entendu. Tu peux me faire confiance.
Jessica : J'accorde très rarement ma confiance mais, comme tu ne ressembles pas à tous ces hommes qui essaient sans cesse de me draguer, de profiter de moi, je pense que tu mérites de découvrir quelques secrets à mon sujet.
Pierre : Des secrets ?
Jessica : Oui, des secrets. Ou plutôt un, dans un premier temps.

C'est alors que la jeune artiste lui tend un grand papier aux bords usés, large d'un mètre environ, enroulé et encerclé d'une fine corde rouge. Elle le déplie sous le regard interrogateur de Pierre. Il s'agit d'un vieux manuscrit présentant un arbre généalogique très détaillé au-dessus duquel est inscrit en lettres gothiques : « Leodiensis Gens »...