samedi 30 mai 2009

EPISODE 26 : TRANSGRESSION (Partie 4)

Liège. Quartier du pont de Fragnée. Seconde résidence de Marc. Vendredi 6 mars. 20 heures 06.

Marc est installé dans le canapé angulaire de son salon. La décoration cosy de son appartement situé dans une demeure urbaine du XIXe siècle en dit long sur la sensibilité artistique du jeune policier. Des tableaux représentant des bistrots ou des avenues de Paris s'exposent, telles des oeuvres de galerie, sur les murs crème du living room. La lumière pêche d'un large et sobre lampadaire blanc tient Marc en éveil, éreinté par la semaine de travail qu'il a achevée quelques heures auparavant. L'enquête sur le meurtre des deux jeunes prostitués lui prend la plus grande part de son temps. Si seulement il n'avait que cette préoccupation... Mais la découverte désormais attestée du Réseau par une personne extérieure au groupe l'inquiète. Des questions se bousculent dans sa tête, chacune vide de réponse.

Ce soir, le ciel est propice à toutes les rêveries. Nous ne sommes pourtant qu'en mars et le froid n'a pas dit son dernier mot. Mais un air d'atmosphère printanière, celle des couchers de soleil d'avril et de mai, plane sur la ville qui ne dort jamais. La large baie du salon de Marc offre une vue impressionnante de beauté et de légèreté : la Meuse, le pont de Fragnée, le jet d'eau marquant la séparation du fleuve et de sa Dérivation, l'église Saint-Vincent au loin, trônant devant son parc de verdure, avec son toit en forme de dôme, rappelant bien modestement la basilique vaticane, le chemin asphalté de la Boverie, où promeneurs et coureurs s'adonnent aux joies du temps libre.

Le bruit aigu de la vieille sonnette annonce la venue de Caroline. Marc se lève de son canapé pour ouvrir la porte d'entrée à la jeune femme. En jetant un coup d'oeil dans le judas, Marc s'assure qu'il s'agit bien de Caroline.

Marc (ouvrant la porte) : Hello... Vous êtes presque à l'heure, mademoiselle !
Caroline (sur un ton ironique) : J'essaie de respecter mes nouvelles résolutions, jeune homme.

Caroline s'avance lentement dans le hall d'entrée.

Marc : Puis-je enlever votre veste, demoiselle ?
Caroline : Bien sûr.

Marc s'approche de Caroline. Passant ses mains sur les épaules de la jeune femme, il retire lentement le vêtement de daim noir. Caroline s'empresse de prendre la main de Marc. Ce dernier, surpris par ce geste, se laisse guider par Caroline.

Caroline : Alors, ainsi, ils savent...
Marc : Pardon ?
Caroline : Les autres. Les autres, ils savent, n'est-ce pas ?
Marc : Que veux-tu dire ?
Caroline : Vanessa, Rachel, Lionel, Grégory, Arnaud... Ils savent que nous sortons ensemble.
Marc : Je... Je ne sais pas. Ils doivent se douter qu'il y a anguille sous roche entre nous.
Caroline : Toi et moi, nous travaillons ensemble quasi tous les jours. Ils pensent que nous sommes tombés amoureux l'un de l'autre.
Marc : Tu crois qu'ils pourraient nous en vouloir ?
Caroline : Ce qui est en train de se passer entre nous deux, Marc, n'est pas autorisé par le Réseau. Mais... Je me fiche royalement de savoir si ce que nous faisons est autorisé ou non par eux.
Marc : Je comprends bien mais nous n'avons encore rien fait de mal à ce jour. Nous n'avons pas couché ensemble et...
Caroline : Pas encore...

Marc regarde avec étonnement Caroline.

Marc : Pas encore ? Aurais-tu l'intention de...
Caroline : Je n'ai aucune intention. Je sais que ça va se faire. C'est tout.
Marc : Nous devrions réfléchir ; ce n'est pas bon pour nous, tu le sais bi...
Caroline (interrompant brusquement Marc) : Je ne veux plus réfléchir, Marc. J'en ai assez de réfléchir. Tu comprends ? Je te l'ai dit tout à l'heure au bureau : nous sommes en train de vivre très certainement nos derniers instants. Demain, tout peut basculer. Pour toi, pour moi, pour les autres, pour Barnier.

Marc lâche la main de Caroline. Il se dirige vers la fenêtre du salon, celle qui donne sur le pont de Fragnée. Il observe attentivement les détails du paysage urbain qui s'offre à son regard.

Marc : J'ai reçu un appel de Vanessa vers 17 heures aujourd'hui.
Caroline : Vanessa ? Pourquoi t'a-t-elle téléphoné ?
Marc : Elle m'a parlé d'un livre sur l'aristocratie liégeoise.

Caroline s'avance, l'air intrigué.

Caroline : Un livre sur... Sur nous ?
Marc : Oui. (Marc se tourne vers Caroline.) Un livre sur nous.
Caroline : De quoi parle ce livre ?
Marc : De nos ancêtres, Caroline. De nos ancêtres...
Caroline : Qui lui a donné ce livre ?
Marc : Lionel. C'est un archéologue qui lui aurait fourni cet ouvrage pour sa thèse. Lionel l'a prêté à Vanessa. Et Vanessa est chargée de le transmettre à chaque membre du Réseau.
Caroline : Alors nous allons pouvoir le lire.
Marc : Oui, nous allons enfin pouvoir découvrir qui nous sommes. (Moment de silence) Il n'existe qu'en deux exemplaires. Mais le second n'a jamais été retrouvé.
Caroline : Qu'est-ce que Vanessa t'a raconté à propos de ce livre ?
Marc : Elle n'a rien voulu dévoiler. Elle préfère que nous le lisions et que nous découvrions par nous-même le contenu. Elle viendra le déposer ici demain après-midi.
Caroline : Tu penses que le meurtrier de Mélanie est au courant de cet ouvrage ?
Marc : C'est une excellente question. Seul l'archéologue qui a fourni l'ouvrage à Lionel pourrait être suspecté de connaître notre secret puisque, par le plus grand des hasards, il a prêté ce livre à Lionel.
Caroline : Lionel rédige une thèse sur l'aristocratie liégeoise ; par conséquent, il est logique que cet archéologue lui ait prêté cet ouvrage.
Marc : Tu as sans doute raison.
Caroline : Mais si tu veux enquêter sur cet archéologue, libre à toi de le faire...
Marc : Je... Je ne sais pas. (Moment de silence) Je ne sais pas ce que je dois faire.
Caroline : Ecoute, ne crois pas que je sois lâche mais je pense que nous devrions nous laisser vivre et arrêter de penser à tout ça.
Marc : Si tu y parviens, tant mieux. Mais moi... Je n'y arrive pas. Il nous est impossible d'analyser la moindre trace d'ADN sur le courrier que j'ai reçu ce matin. Le type qui nous envoie ces lettres depuis la mort de Mélanie est un génie.
Caroline : Peut-être un expert. Un scientifique...
Marc : Peut-être.
Caroline (le regard hésitant) : Marc...
Marc : Oui...
Caroline : J'ai... J'ai envie de...

Caroline caresse de sa main droite la nuque du jeune homme. Elle approche sa bouche de la sienne, tandis que Marc place délicatement sa main sur le bas du visage de la demoiselle. Un fond musical mêle violon et piano dans une lente mélodie, suave et discrète. La caméra tourne autour du couple, dans l'éveil de ses sens. Elle opère sur l'étreinte naissante des deux amoureux des panneaux de haut en bas, de bas en haut, en oblique, tournant dans une direction puis dans l'autre. La succession des images intensifie le moment d'intimité.

Marc plaque Caroline contre le mur séparant le hall d'entrée du salon. Il la déshabille dans des gestes brusques. Caroline se laisse faire en femme docile et désirable. L'envolée des violons vers des notes aiguës accompagne l'élan physique du jeune couple. Les mains goûtent au plaisir attendu, convoité depuis des mois, sinon des années. Les regards se croisent, s'ignorent, se recroisent. Image suivante : la caméra tourne autour des deux corps enlacés ; ils plongent au ralenti dans la douceur du satin gris sombre couvrant l'imposant lit au design épuré. Les mouvements des corps nus ne laissent aucun doute sur le moment que se partagent Caroline et Marc. Transgresser l'interdit dans une vérité qui ne peut plus être étouffée, celle de l'amour contrarié entre deux membres d'une fraternité d'un genre particulier. Peau contre peau, lèvres sur lèvres, yeux dans les yeux. Toucher le fruit défendu, ignorer la morale, ne vivre que l'authenticité pour ne plus se voiler la face. Les gémissements sont discrets, à peine audibles. Un décor et deux corps. Plus rien d'autre ne compte. Même pas le « qu'en dira-t-on »...

La caméra remonte sur le mur du fond où est accroché un tableau représentant une femme étendue sur une méridienne.

La musique s'estompe dans le calme succédant à la scène des corps mêlés. Le calme d'un repos qui ne laisse place à aucune analyse, aucun sentiment de regret, aucune honte.

Scène suivante.

Bois de Seraing, au sud de Liège. Samedi 7 mars. 14 heures 56.

La caméra filme la voiture de Grégory, arrivant à hauteur d'une des entrées du bois. Le jeune médecin est accompagné de Rachel. L'arrivée des beaux jours signe le retour des balades champêtres dans cette vaste zone forestière séparant les localités de Seraing et Neupré. Mais en ce début du mois de mars, les promeneurs sont encore rares. La végétation, encore prisionnière des températures hivernales, amorce sa lente renaissance printanière.

Greg et Rachel empruntent la voie principale qui traverse en diagonale l'étendue boisée.

Greg : J'adore revenir ici au mois de mars. Tout est si calme. Ca me change de la ville.
Rachel : Moi aussi. Je n'ai pas encore eu l'occasion de marcher depuis le début de cette année. Ca me manquait.
Greg : Lorsque nous étions petits, Barnier nous emmenait parfois ici. Tu te souviens ?
Rachel : Mmmmh, non, pas vraiment.
Greg : Il nous racontait parfois des histoires intrigantes.
Rachel : Ah bon ? Et qu'est-ce qu'il racontait ?
Greg : Et bien un jour, il nous a expliqué qu'autrefois il y avait des lutins qui vivaient dans une grotte ici même dans le bois. Ils possédaient une sorte de grimoire qui contenait une formule magique leur permettant de conserver à jamais leur petite taille. Un jour, un jeune homme tenta de s'emparer de ce grimoire pour découvrir la formule magique. Mais il fut pris au piège par les lutins et ceux-ci le transformèrent en nain. Il paraît que dans le silence du bois, on entend vaguement les gémissements de ce jeune homme, reclus dans sa solitude pour l'éternité, quelque part dans les branchages des arbres.
Rachel : Ben dis donc, je ne voudrais pas me balader toute seule le soir ici avec ce que tu me racontes.
Greg : Alors, tu n'irais te balader nulle part car toutes les forêts ont leur légende.
Rachel : Ah bon ! J'ignorais que monsieur était un spécialiste des légendes.
Greg : Oh, je n'ai fait que lire un bouquin sur le sujet mais ce n'est pas ma spécialité.
Rachel : Dis-moi, en parlant de bouquin, tu es au courant du livre de Vanessa ?
Greg : Non. De quel livre parles-tu ?
Rachel : Vanessa a reçu un livre d'histoire de Lionel. Il l'a reçu dans le cadre de sa thèse.
Greg : Et ?
Rachel : « L 'aristocratie liégeoise », de Maxence de Saint-Lambert, ça te dit quelque chose ?
Greg (moment de réflexion) : Non, du tout !
Rachel : Il paraît qu'on y parle de nous.
Greg (s'arrête dans sa marche) : De nous ?!
Rachel : Enfin, « de nous » est peut-être exagéré mais disons qu'on y parle de nos ancêtres.
Greg : De nos ancêtres ? Mais encore...
Rachel : Nous avons pour tâche de lire ce livre dans les plus brefs délais. Car, au final, nous ne savons pas grand-chose de notre famille. Alors, apparemment, ce serait l'occasion idéale pour nous de savoir d'où nous venons.
Greg : Mais que raconte cet ouvrage ?
Rachel : Je n'en sais trop rien à vrai dire. Une histoire assez glauque apparemment. Une histoire de transgression. Bref, le truc pas très moral si tu vois ce que je veux dire.
Greg : Et Barnier est au courant de ce livre ?
Rachel : A première vue, non. En tout cas, il ne nous en a jamais parlé. Mais ce serait surprenant qu'il ne soit pas au courant. Lui aussi est un passionné d'histoire...

Soudain...

Greg : Attends. (Greg s'arrête et se retourne.)
Rachel : Que se passe-t-il ?
Greg : Non, rien, j'ai cru entendre du bruit venant de derrière.
Rachel : Ben, forcément du bruit il y en a, vu la brise qui plane sur nous ! Ce sont peut-être les gémissements du « jeune homme reclus dans sa solitude pour l'éternité » !
Greg : Non, non, ça n'a rien à voir avec la brise. Et encore moins avec le jeune homme !
Rachel : Enfin soit. Donc, je disais que cet ouvrage était peut-être connu de Barnier. Mais si vraiment c'était le cas, alors pourquoi ne nous aurait-il pas...
Greg (s'arrête à nouveau, interrompant Rachel) : Chut !
Rachel : Mais...
Greg : Il y a du bruit, je te jure !
Rachel : Mais il y a toujours du bruit dans...
Greg : Attends-moi là... Je reviens.

Greg s'éloigne de Rachel. Il pénètre dans une parcelle boisée plus sombre. Lentement, il observe autour de lui. Le bruit revient à la charge. Il semble provenir de l'orée du bois. Tout à coup, Grégory aperçoit une silhouette fine vêtue de noir semblant se dissimuler derrière des troncs d'épicéas.

Greg (se met à crier) : Hey !! Vous, là !

La silhouette s'éloigne.

Greg : Hey !! REVENEZ !!!

Greg se dirige d'un pas rapide vers Rachel.

Greg : Rachel, il y a quelqu'un près de l'orée, là-bas.
Rachel : Oui, et alors ?
Greg : Il nous observe.
Rachel : Quoi ?
Greg : Il nous observe... Et sans doute cherche-t-il à nous suivre.
Rachel : Tu veux qu'on retourne ?
Greg : Je crois que ce serait plus sage. J'ignore qui est ce type mais il ne m'inspire pas confiance.
Rachel : Et bien, retournons alors.
Greg : Nous allons devoir emprunter un autre chemin parce que si nous retournons par où nous sommes passés, on ne pourra pas l'éviter.
Rachel : Je... Je n'y connais pas grand-chose moi ici.
Greg : Je connais ce bois comme ma poche, t'inquiète. Viens, suis-moi...

Greg et Rachel poursuivent leur chemin. Le jeune homme, l'air inquiet, se retourne en fixant l'orée du bois. L'étrange silhouette semble avoir disparu. Mais l'étendue boisée de Seraing ressemble à un labyrinthe inextricable où l'espace est ébranlé. Ce qui paraît éloigné peut tout à coup se retrouver devant vous.

La caméra suit les deux jeunes gens et opère un mouvement en contre-plongée sur les épicéas alignés le long du chemin de terre. La brise bouscule les branchages dénudés des feuillus.

Soudain, un imposant Hummer 2 noir bondit sur l'allée de terre. Greg et Rachel se retournent. La descente aux enfers va commencer... Et elle sera longue. Très longue...