Liège. Rue du Mouton Blanc. Lundi 23 février. 18 heures 07. Restaurant « Le Plazza ». Travelling avant lent sur la façade en grès blanc.
La caméra filme dans un mouvement de travelling latéral l'intérieur cosy du restaurant. Des murets séparant certaines tables façonnent des coins intimes mettant les couples à l'abri des oreilles indiscrètes. Au fond, près d'un lampadaire à l'éclairage couleur pêche, un homme patiente, assis, en consultant son agenda.
Jessica (essoufflée) : Excusez-moi pour ces quelques minutes de retard, Monsieur Lecomte, mais...
Pierre Lecomte (surpris par l'arrivée soudaine de la jeune femme) : Oh heu, mais ce n'est pas grave. J'ai tout mon temps !
Jessica (s'assied en déposant ses clés et son sac sur le bord de la table) : J'ai toujours eu un problème de ponctualité. A chaque début d'année, je me dis que je devrais prendre la résolution de partir plus tôt pour mes rendez-vous !
Pierre (ironique) : Ou passer moins de temps dans la salle de bain... Je plaisante !
Jessica : Non, ne plaisantez pas : vous avez raison !
Pierre : Puis-je vous offrir un verre ?
Jessica : Avec plaisir. Je vais prendre un Gin.
Pierre : Et moi un whisky. (L'homme appelle de sa main le serveur).
Jessica : Alors, dites-moi, vous vouliez me voir au plus vite. Et bien, me voici !
Pierre : Oui, je tenais à vous rencontrer dans les plus brefs délais car j'ai un important projet à vous proposer. Mais j'attends un paramètre indispensable à sa réalisation : votre accord !
Jessica : Je vous écoute. (Le serveur arrive.)
Serveur : Mademoiselle, Monsieur, vous prendrez ?
Pierre : Un Gin pour mademoiselle et un whisky pour moi.
Serveur : Un Gin et un whisky. Bien, c'est noté. (Le serveur s'en va d'un pas rapide.)
Pierre : Donc, voilà, en gros, j'ai un projet musical à vous soumettre. Enfin, disons que je ne suis qu'un intermédiaire. Car le véritable initiateur n'est pas moi mais... Le fameux producteur dont je vous ai parlé l'autre jour.
Jessica : Le producteur anversois ?
Pierre : Oui, si l'on veut. Enfin, disons qu'il bosse à Anvers mais c'est un francophone. Soit, là n'est pas le propos.
Jessica : Laissez-moi deviner. Ce monsieur veut produire une comédie musicale et il veut que j'en sois la chanteuse principale, c'est bien cela ?
Pierre : On ne peut rien vous cacher. Je n'ai plus rien à ajouter !
Jessica (surprise) : Vous plaisantez ? Non, ce n'est pas possible ! Vous me faites une blague.
Pierre : Une blague ? Mais enfin, pourquoi vous ferais-je une bla...
Jessica (l'interrompant) : J'ai rêvé de ça toute ma vie ! Je... Je n'arrive pas à croire ce que vous me proposez.
Pierre : Attendez, attendez. Pas de précipitation, s'il vous plaît ! Sachez qu'il y a plusieurs candidates en lice. Mais je dois vous avouer que vous avez toutes vos chances pour le casting qui se prépare.
Jessica : Plusieurs candidates ? Combien sont-elles ?
Pierre : Il y en a une dizaine qui ont été retenues. Le producteur est un ami à moi ; un ami de longue date. Je lui ai parlé de vous avec une telle insistance qu'il a fini par accepter de vous rencontrer. Maintenant, il vous appartient de répondre « oui » ou « non » à ma proposition.
Jessica : En quoi consiste cette comédie musicale ? Et où se jouera-t-elle ? Qui sont les artistes qui collaborent à ce spectacle ?
Pierre : Il s'agit de la reprise de « Sunset Boulevard ». Vous avez déjà vu ce film ?
Jessica : Evidemment ! C'est un grand classique du cinéma américain des années 50.
Pierre : 1950, précisément !
Jessica : Le personnage de Norma Desmond dans ce film est tragique. Cette femme, qui a connu la gloire et la fortune, se retrouve peu à peu seule, éloignée de ceux qui ont participé au succès de sa carrière.
Pierre : Norma Desmond est la parfaite caricature de ces artistes adulés qui, un jour ou l'autre, se retrouvent seuls, oubliés de leur public, de leurs « amis », parfois même de leur propre famille.
Jessica : Tout cela ne fait pas très « comédie musicale ».
Pierre : Mais toutes les comédies musicales comportent une part de tragédie ou de mélancolie. Derrière le voile du burlesque ou de l'ironie, se dissimulent souvent des personnages en souffrance ou en questionnement.
Jessica : C'est vrai, vous avez raison. Cet aspect-là me convient parfaitement. J'aime le côté mystérieux de ces troubadours des temps modernes. J'aime creuser en profondeur sous le masque de leur sottise, trouver leurs failles, leurs faiblesses, pour en ressortir la vérité, celle qui finit toujours par s'avouer, se découvrir.
Pierre : Seriez-vous prête à jouer... Norma Desmond ?
Jessica : Pardon ?
Pierre : Je repose ma question : seriez-vous prête à jouer Norma Desmond ?
Jessica (abasourdie) : Norma Desmond ? La grande Norma Desmond ?
Pierre : Oui, la « grande Norma Desmond », comme vous dites.
Jessica : Je... Je crois que je n'ai pas besoin de réfléchir. Evidemment que je suis prête !
Pierre : Alors, vous êtes prête pour le casting ? Prête à donner le meilleur de vous-même et à respecter l'image que j'ai donnée de vous à mon ami producteur ?
Jessica : Bien entendu ! Mais, vous n'avez pas répondu à mes deux autres questions. Où se jouera cette comédie ? Et avec quels artistes ?
Pierre : D'après mes informations, vous la jouerez à Bruxelles, Charleroi et Liège.
Jessica : Le projet sera-t-il exporté ?
Pierre : Je n'en ai aucune idée mais connaissant le producteur, je ne serais pas surpris qu'il envisage de le faire connaître à Paris. Nous avons déjà vu certaines oeuvres belges à l'étranger et, en tant que journaliste, j'ai rarement été déçu de la qualité du travail artistique fourni.
Jessica (moment de silence) : Et les artistes ? Ils sont connus ?
Pierre : Je ne crois pas, non. J'ai le sentiment qu'il s'agira d'un spectacle de lancement. Je veux dire par là que certains chanteurs pourraient voir leur carrière décoler suite à ce spectacle.
Le serveur arrive avec les deux verres d'alcool posés sur un plateau. Il les place avec discrétion sur la table. Pierre reprend le fil de la conversation.
Pierre : Bon, je suppose qu'après toutes ces explications - et ces bonnes nouvelles, vous devez avoir soif ! Alors, buvons à votre participation au casting !
Pierre lève son verre et le tend vers celui de Jessica.
Jessica interpelle son interlocuteur sur un élément qui semble l'inquiéter : Vous dites que je vais faire le casting pour le personnage de Norma Desmond. Dans le film « Sunset Boulevard », Norma Desmond est le personnage principal ; nous sommes bien d'accord ?
Pierre : Absolument. Pourquoi cette remarque ?
Jessica : J'ai peur d'un élément. Si je joue « Norma Desmond », la presse va surtout insister sur ma prestation.
Pierre : En effet, mais nous en avons déjà parlé l'autre soir, Jessica. Il est évident que vous allez progressivement quitter l'anonymat pour accéder, non pas à la célébrité, mais à une certaine notoriété auprès d'un public ciblé... Et d'un certain standing, si vous voyez ce que je veux dire.
Jessica : En même temps, je suis excitée à l'idée de jouer ce personnage, de chanter en public, de partager mon amour de la musique. Mais...
Pierre : Je ne vais pas passer toute la soirée à vous persuader de jouer dans cette comédie. C'est à vous à savoir ce qui vous convient le mieux. Je vous ai rencontrée, je vous ai parlé, je vous ai proposé une belle opportunité. A vous de faire le reste. (Moment de silence.) Jessica, combien de gens peuvent-ils prétendre vivre de leur passion ?
Jessica : Je l'ignore mais... Très peu en tout cas.
Pierre : Combien de gens reçoivent de telles opportunités ?
Jessica : Très peu. Trop peu même !
Pierre : Venez avec moi à Anvers. Vous n'avez rien à perdre, sauf vos désillusions. Mais les désillusions minent l'esprit. Et moi, je vous offre l'occasion de réaliser votre rêve. Uniquement l'occasion. Le reste, c'est vous qui le ferez...
Jessica (en réflexion) : Je... Je vais vous suivre.
Pierre : A Anvers ?
Jessica : Oui... A Anvers...
Le regard fixé sur les yeux sombres de la jeune femme, Pierre lève de nouveau son verre en le tendant vers celui de Jessica. La musique de jazz retentit dans la salle du restaurant. La caméra tourne lentement autour de deux interlocuteurs.
Centre médical de Liège. Service d'Oncologie pédiatrique. Lundi 16 février. 10 heures 47.
Dr Keller : Théo n'est pas un cas rare, malheureusement. On en compte une dizaine chaque année dans notre service.
Le Docteur Keller traverse un interminable couloir dégagé où sont placés ça et là quelques sièges d'attente. Son étudiante stagiaire, Vanessa Berryer, le suit tout en lisant une feuille de renseignements sur le jeune patient qu'elle va rencontrer.
Vanessa : Vous dites qu'il a neuf ans. Est-ce l'âge moyen des premiers symptômes de la maladie ?
Dr Keller : Non... Non, non. Les cancers hématologiques peuvent apparaître beaucoup plus tôt. On va dire que, dans son cas, pour rester positif, si je puis me permettre, le « mal » arrive sur le tard ! Mais, neuf ans, c'est tout de même un jeune âge !
Vanessa : Bien entendu ! C'est très jeune...
Dr Keller : J'aimerais que vous me fassiez tous les quinze jours un rapport détaillé de l'évolution de la maladie : symptômes, traitement, effets secondaires éventuels du traitement, plaintes quelconques du patient. Bref, le topo habituel.
Vanessa : Bien. Je me chargerai de ça.
Dr Keller : Vous serez notée sur la qualité de vos rapports, la rigueur de votre langage, la pertinence de vos explications et votre sens de l'observation.
La caméra, en devançant le docteur et la jeune femme, s'approche d'une porte sur laquelle est inscrite dans un lettrage sobre et discret : «Consultations pédiatriques ». Le médecin ouvre la porte. Un jeune couple et un petit garçon sont assis autour d'une table. Leurs regards inquiets ne laissent aucun doute sur la raison de leur présence en ce lieu habituellement réservé aux enfants cancéreux.
Dr Keller : Bonjour Madame... Monsieur... (Le pédiatre leur serre la main puis s'adresse à Théo.) Bonjour Monsieur Théo ! Voici ma stagiaire, le Docteur Berryer. Vanessa de son prénom.
Père et mère : Bonjour.
Théo : Bonjour.
Dr Keller (s'asseyant à la table) : Bien, j'ai eu longuement l'occasion de vous informer sur la maladie de votre fils. Pour le moment, nous allons le prendre en charge et suivre l'évolution des effets du traitement thérapeutique. Je ne vais pas revenir sur le détail de la « procédure ». Mais je tenais cependant à vous présenter celle qui s'occupera de Théo. Il s'agit d'une toute jeune stagiaire en spécialisation pédiatrique. Elle est un de nos meilleurs éléments jusqu'à ce jour et Théo la verra très souvent. Elle rédigera des rapports tous les quinze jours sur l'état de santé de votre fils. Mais elle sera là aussi pour favoriser l'intégration de Théo dans le service d'oncologie. J'entends par là son intégration scolaire et sociale.
Père : Dites-moi, Docteur, est-ce que notre fils a des chances de... Des chances de vivre ?
Dr Keller (regardant sa stagiaire d'un air embarrassé) : Et bien... Disons que... Tout ce que je peux vous dire est qu'à l'heure actuelle nous restons dans l'inconnue.
Père : Dans l'inconnue ?
Dr Keller : Oui... Il est trop tôt pour nous prononcer. Je n'ai ni l'envie de vous faire peur ni l'envie de vous donner de faux espoirs.
Père : Mais des enfants atteints de myélome, vous en avez déjà eus, n'est-ce pas ?
Dr Keller : Bien entendu ! Bien entendu ! Mais... Chaque cas est différent.
Mère : Pourrai-je voir mon fils tous les jours ?
Dr Keller : Tous les jours ? Disons qu'à certains moments de son hospitalisation, ce sera difficile mais vous pourrez le voir très souvent, quasiment au quotidien.
Théo : Je vais rester combien de temps ici ?
Dr Keller : Je l'ignore, Théo. Je l'ignore... Personne ne peut répondre à cette question.
Un moment de silence pesant règne dans la petite salle de consultations. Le pédiatre s'adresse alors à Vanessa.
Dr Keller : Vanessa. J'aimerais que vous preniez Théo un instant dans la pièce à côté.
Vanessa : Oui, Docteur.
Vanessa s'exécute en prenant la menue main du petit garçon à la chevelure claire et aux yeux d'un intense bleu azur.
Le docteur Keller, ennuyé par la situation à laquelle il va devoir soumettre ses deux interlocuteurs, gratte ses cheveux poivre et sel en baissant son regard embarrassé vers son dossier.
Dr Keller : Je ne vais pas y aller par quatre chemins... Je vais vous le dire de vive voix, sans mentir, sans édulcorer les faits. Votre fils a peu de chance de... De s'en sortir...
Père : Peu de chance ?
Dr Keller : Les cas de guérison sont à vrai dire d'environ vingt pour cent. A l'heure actuelle, nous ne disposons pas encore de traitements efficaces pour éviter le développement du myélome multiple.
Mère : Théo va mourir, n'est-ce pas ?
Dr Keller : Je... Je ne sais pas, Madame. Nous allons faire le maximum, croyez-le bien.
Père : Théo ne doit rien savoir.
Dr Keller : Théo ne doit rien savoir, en effet. Laissez-lui le droit d'espérer. Evitez de laisser transparaître votre angoisse ou votre désarroi.
Père : Je n'y arriverai jamais. C'est trop difficile.
Mère (prise par des sanglots) : Comment tout cela est-il possible ?
Dr Keller : Nous sommes impuissants face à la nature. Nous arrivons seulement aujourd'hui à détecter certaines malformations ou maladies héréditaires chez les foetus, mais il nous est impossible de prédire l'état de santé futur des bébés. Je suis navré pour vous... Il va falloir vous accrocher... Et surtout garder le sourire devant votre fils... Faites-le pour lui.
Devant cette nouvelle, le jeune couple, effondré, ne peut retenir ses larmes. Une musique mélancolique s'immisce dans la scène. La caméra s'éloigne peu à peu de la table où sont assis le médecin et les parents du petit Théo. Elle recule, traversant le vitrage du local, élargissant le champs visuel où apparaissent, vus de l'extérieur, l'étage du service pédiatrique, puis l'entièreté du bâtiment abritant le Centre médical de Liège. La musique s'intensifie et plonge le spectateur dans une attente tragique, celle d'une mort annoncée. La mort d'un enfant...