Liège. Quartier du Carré. Samedi 14 février. 22 heures 03.
Sur un fond de musique jazzy, les plus beaux quartiers de Liège se succèdent lentement en plans fixes. La place Saint-Lambert, la place Cathédrale, le Perron de la place du Marché, la rue du Pont d'Avroy, le Vinâve d'Île et la rue du Mouton blanc offrent leurs atouts de séduction. Verre, briques, pierre bleue et marbre blanc s'harmonisent dans les lumières du soir. Enseignes au néon, hauts réverbères et vitrines finement éclairées présentent aux passants le spectacle figé d'une ville aussi glamour que mystérieuse.
La caméra se dirige lentement vers un bar situé dans la rue du Pot d'Or, au coeur du Carré. « Le Boulevard » est l'un de ces nombreux lieux qui façonnent depuis longtemps le caractère romantique de la cité. La noble façade de grès blanc rappelle les imposantes demeures des avenues tranquilles de Paris. Le large hall d'entrée sombre dissimule derrière ses portes battantes une vaste salle de spectacle à l'aménagement contemporain. Banquettes et sièges de velours bordeaux, tables de bois laqué et hautes colonnes argentées disposées ça et là, dessinent le décor design d'un des bars les plus huppés du Carré. Sur la scène à peine éclairée, musiciens et instruments se confondent dans une ambiance feutrée rappelant celle des cabarets du Tout-Paris.
Puis, sous les feux des projecteurs, il y a cette jeune femme, une beauté inaccessible aux cheveux mi-longs d'un noir soyeux. Jessica a les traits fins, le regard rêveur et perçant ; sa silhouette filiforme est soulignée par une longue et étroite robe de satin gris violacé. Tenant dans ses mains un micro sur pied, la demoiselle à la voix claire et douce interprète les grands standards du jazz américain : « Cry me a river », « S'wonderful », « I've got you under my skin », « The look of love »... La caméra filme la jeune artiste en longeant la scène de droite à gauche, dans un mouvement semi-circulaire.
Dans la pénombre de la salle, le public contemple la prestation. Un homme observe attentivement Jessica dans ses moindres gestes. Il est seul, assis à une table placée sur une estrade latérale. Soudain, des applaudissements et des cris récompensent la demoiselle, qui vient de terminer sa dernière chanson. Jessica salue le public en se baissant légèrement vers l'avant. Elle montre de sa main droite l'orchestre qui l'a accompagnée pendant plus de deux heures dans ses interprétations. Pianiste, bassiste, violoniste et batteur se lèvent pendant que la jeune trentenaire rejoint sa loge.
Dans les coulisses, quelques membres du personnel de salle la félicitent :
- Tu as été magnifique, ma chérie. Comme d'habitude !
- Je t'ai trouvée très en forme ce soir !
- Merci à vous... Merci...
La jeune femme entre dans sa loge, aménagée en véritable « cabinet de curiosités ». Robes et costumes de paillettes, boas de plumes, chapeaux feutrés, trousses de maquillage, bas nylon, hauts talons et perruques se mélangent dans un étrange chaos parfumé d'odeurs féminines.
Un individu frappe à la porte de la loge :
Jessica : Entrez !
L'inconnu : Excusez-moi. J'espère que je ne vous dérange pas ?
Jessica (sur un ton ironique) : Non, pas encore.
L'inconnu : Je n'en ai que pour quelques secondes : deux pour vous féliciter...
Jessica : Merci à vous ! C'est très gentil de votre part.
L'inconnu : ... Et trois pour vous inviter à boire un verre, si vous me le permettez.
Jessica : Ho, c'est très gentil à vous mais...
L'inconnu : Je vous arrête de suite. Nous sommes samedi soir et je suis sûr que vous avez tout le temps devant vous, n'est-ce pas ?
Jessica : Et bien...
L'inconnu : Je vous invite juste à prendre un verre ici même, dans ce bar.
Jessica (moment de réflexion) : Laissez-moi une dizaine de minutes, le temps que je me démaquille et que je range mon sac. Je vous rejoindrai dans la salle.
L'inconnu : Parfait ! Je suis sur l'estrade de gauche. Je vous attends...
Jessica laisse repartir l'homme, dont la couleur poivre et sel de sa chevelure ne laisse aucun doute sur la maturité de son âge.
Scène de la salle : la caméra filme dans un mouvement lent la salle, où les habitués du piano-bar sirotent alcools fruités ou bières du pays.
Jessica tente de reconnaître dans l'obscurité l'inconnu de la loge. Dans un coin discret, un homme attablé lève la main pour signaler sa présence. Jessica l'aperçoit et se dirige vers lui.
Jessica : Je suis en retard. Excusez-moi !
L'inconnu : Ce n'est rien. Vous attendre est une réjouissance, croyez-moi.
Jessica (s'assied tout en regardant le jeune homme sur scène) : Il est talentueux, n'est-ce pas ?
L'inconnu : Très ! Son timbre de voix est gracieux, net et captivant. Il a beaucoup de présence.
Jessica : Oui... Il vient d'être engagé. C'est sa deuxième soirée.
L'inconnu : Il semble avoir une solide expérience derrière lui. Vous le connaissez bien ?
Jessica : Pas vraiment. Il a vingt-quatre ans et chante depuis une dizaine d'années.
L'inconnu : Et vous ?
Jessica : Moi ?
L'inconnu : Oui, vous ! Vous chantez depuis combien d'années ?
Jessica : Oh heu... Depuis une quinzaine d'années.
L'inconnu : Vous êtes tout simplement divine sur scène. On vous l'a déjà dit ?
Jessica : Heu non... Enfin, on n'a jamais employé ce terme pour qualifier mon travail !
L'inconnu : Je ne suis pas un fidèle client du « Boulevard ». A vrai dire, c'est la première fois que je mets les pieds ici.
Jessica : Ah bon... Et vous ne regrettez pas d'être venu ce soir, je suppose ?
L'inconnu : Non. Absolument pas. C'est un réel plaisir de découvrir cet endroit, et de vous découvrir par la même occasion.
Un serveur arrive : Bonsoir. Vous avez fait votre choix ?
L'inconnu : Bonsoir. Je vais prendre un Martini rouge.
Jessica : Pareil pour moi.
Serveur : C'est noté ! J'arrive tout de suite.
Jessica : Et si vous m'en disiez davantage sur vous ?
L'inconnu : Je m'appelle Pierre Lecomte. J'ai quarante-trois ans et je suis journaliste pour des revues hebdomadaires. Et vous ?
Jessica : Je m'appelle Jessica Milano, j'ai vingt-sept ans et je suis danseuse, interprète et pianiste.
L'inconnu : Tout cela en même temps ? Je suis impressionné !
Jessica : J'ai fait le conservatoire pour le piano et le chant. La danse, c'est un loisir avant tout mais il me sert pour certaines de mes prestations.
L'inconnu : Vous arrivez à vivre de ces passions ?
Jessica : Je me débrouille. Je ne suis pas très dépensière et je me contente du strict minimum. C'est pratique quand on est un artiste.
L'inconnu : Vous travaillez ici tous les samedis, je présume ?
Jessica : Oui. Je suis « résidente », comme on dit.
L'inconnu : Mais vous êtes ici pour toute l'année ?
Jessica : Non, juste quelques mois. Après, je laisse la place à une autre chanteuse. On alterne. Et je reviens par la suite.
L'inconnu : Je vois...
Jessica : Je peux vous poser une question ?
L'inconnu : Oui, vous êtes là aussi pour ça !
Jessica : Pourquoi vous intéressez-vous à moi ? Est-ce en rapport avec mon activité artistique ou... Enfin, comment dire ?
L'inconnu (sourire) : Ou en rapport avec l'envie de sortir avec vous, c'est ça ?
Jessica : Heu... Oui. Enfin, pourquoi pas...
L'inconnu : Je suis journaliste. Je suis donc curieux de nature. Je m'intéresse à pas mal de choses mais je mets l'accent sur les milieux culturels. Le cinéma, la photographie, l'architecture, la peinture, la sculpture, les spectacles... Tout cela m'attire. J'écris des articles en lien avec chacun de ces domaines.
Jessica : Et... Vous voulez écrire un article à partir de notre rencontre ?
L'inconnu : J'ai flashé sur votre voix. J'ai flashé sur votre prestance, votre charisme, votre féminité. Je pense que vous avez assez de talent pour vous faire connaître.
Jessica : Vous exagérez ! Je ne suis qu'une débutante !
L'inconnu : Comment ? Une débutante ? Vous osez encore prononcer ce mot-là, à votre âge ? Vous venez de me dire que vous aviez fait le conservatoire !
Jessica : Premier prix de chant classique, oui.
L'inconnu : Ne me dites pas que vous manquez de confiance en vous à ce point pour oser me dire que vous êtes une débutante ?
Jessica : Je suis plutôt modeste de nature.
L'inconnu : Modeste, très certainement ! Et peu réaliste, aussi ! (Pierre s'approche du visage de la jeune femme comme s'il s'apprêtait à lui confier un secret) Laissez-moi vous dire ceci, demoiselle : pour réussir dans la vie, il faut être sûr de sa propre valeur. Il faut être fier de soi avant même d'avoir commencé. Je ne parle pas d'une fierté mal placée, orgueilleuse et narcissique, mais d'une fierté acquise par le mérite. Je suis journaliste mais aussi critique d'art. Mon rôle est de juger les artistes, de cerner ce qu'il y a de fort en eux, de puissant, de généreux et d'authentique.
Jessica : Je vois... Et mes interprétations vous plaisent alors ?
L'inconnu : Elles ne me plaisent pas. Non... Mieux encore, elles me font vibrer.
Jessica : Qu'allez-vous faire ?
L'inconnu : J'aimerais vous revoir dans les plus brefs délais. Nous allons faire une entrevue que j'enregistrerai. Après, j'écrirai un article et je vous recommanderai auprès d'un ami producteur à Anvers.
Jessica (surprise) : Je... J'ai l'impression que je suis en train de rêver là... Vous voulez me propulser au rang de star nationale si j'ai bien compris ?
L'inconnu : La presse a ce pouvoir-là. Elle peut détruire comme elle peut construire une carrière.
Jessica : Je dois réfléchir...
L'inconnu : Vous avez peur ?
Jessica : Je... Et bien... Disons que... Je ne sais pas ce que je dois décider...
L'inconnu : Vous avez peur. Je le sens...
Jessica : Oui... Oui, j'ai peur.
L'inconnu : De quoi avez-vous peur ? De la célébrité ? De l'argent ? De la réussite ?
Jessica : Je... Ma décision ne doit pas seulement dépendre de moi. Je vis une situation un peu particulière.
L'inconnu : Ne cherchez pas d'excuse, Jessica. Vous avez vingt-sept ans. Vous êtes une adulte. Vous seule êtes maîtresse de votre destinée.
Jessica : Je dois réfléchir. Laissez-moi du temps avant d'écrire cet article.
L'inconnu : La peur paralyse vos passions. Elle vous empêche de saisir l'incroyable opportunité que je vous tends.
Jessica : Sans doute mais...
L'inconnu : Nous ne devrions avoir qu'une seule peur, Mademoiselle Milano... Celle de la mort. (Silence pesant... L'inconnu prend la main droite de la jeune femme posée sur la table). Retenez bien cela : la peur... archaïque... de la mort...
Embourg. Domicile de Hartmann. Samedi 14 février. 14 heures 28.
Scène dans le salon principal de la villa. Confortablement installés dans un canapé, trois hommes en costume sombre écoutent attentivement Hartmann.
Hartmann : Je sais que je vous ai demandés d'être rapides avec Laura. J'avais mes raisons et vous avez fait votre boulot correctement, de même qu'avec la jeune Mélanie. Si j'ai exigé davantage de lenteur dans la poursuite de votre travail concernant les autres membres du Réseau, c'est pour une simple raison. Je sais où ils sont et j'ai pleinement conscience de leur incapacité à se défendre. Vous êtes des « pros » ; ni Barnier ni eux ne peuvent rien faire contre vous. Alors, prenez votre temps et amusez-vous. Mais soyez discrets. L'épisode du Magnum 45 avec le jeune Arnaud doit vous servir de leçon. Claude n'a été que légèrement blessé et a pu s'enfuir. Mais il s'en est fallu de peu ! Cela va faire trois mois que vous avez amorcé l'opération. Continuez à les surveiller, à voir comment ils évoluent. Avez-vous des remarques à formuler ?
Un des hommes : Nous sommes dubitatifs quant à cette méthode, Monsieur Hartmann. Nous n'avons jamais procédé de la sorte dans nos précédentes « affaires ». Si nous n'accélérons pas l'opération, cela pourrait se retourner contre nous... Et contre vous, par la même occasion.
Hartmann : J'ai supprimé Laura et Mélanie parce qu'elles ne m'étaient d'aucune utilité. Par contre, je peux tirer de plus amples informations sur ces étranges phénomènes que sont leurs camarades. Ils sont bien plus précieux que Laura et Mélanie.
Un des hommes : En quoi sont-ils plus précieux ?
Hartmann : Laura et Mélanie n'étaient que des déchets, des reliquats sans importance. Les autres ont plus de valeur. Si vous connaissiez leur histoire, vous comprendriez pourquoi je m'intéresse avec obstination à leur devenir.
Un des hommes : Vous ne souhaitez donc pas les voir disparaître.
Hartmann : Non, je veux juste m'amuser et faire comprendre à Barnier qu'il est enfin cerné... Et que son pire ennemi a désormais le pouvoir sur sa propre vie, et sur celles de ses protégés.
Un des hommes : Mais il pourrait un jour se rendre compte que son pire ennemi n'est autre que vous, Monsieur Hartmann.
Hartmann : Barnier croit que je suis mort... Depuis 1987.
Un des hommes : Depuis 1987 ?
Hartmann : Je n'existe plus pour Barnier. Excepté quelques uns, personne dans ce plat pays ne sait que j'existe...
Un des hommes : Vous êtes très intelligent, Monsieur Hartmann. Nous ne comprenons pas toujours vos méthodes mais... Nous restons persuadés qu'avec vous, nous empruntons chaque fois le bon chemin.
Hartmann (regardant par la fenêtre de son salon... Ses hommes légèrement floutés sont en arrière-plan) : Mon seul et unique but, Messieurs, est de continuer à provoquer en chacun des membres du Réseau une peur que nous dissimulons tous au quotidien, une peur absolue, étrange, captivante... Et archaïque. La peur... De la mort...