Liège. Place Saint-Lambert. Résidence de Georges Barnier. Lundi 22 décembre. 10 heures 03.
Marc : Barnier, répondez s'il vous plaît ! Je sais que vous êtes là !
Devant le parlophone situé dans le hall d'entrée de l'immeuble, Marc tente d'obtenir une réponse. Barnier n'est pas absent mais il est dans ses habitudes de manifester sa présence après un temps souvent trop long au goût de certains.
Barnier : Marc ? C'est vous ?
Marc : Oui, c'est moi ! J'ai à vous parler ! C'est urgent !
Barnier : Je vous ouvre la porte d'en bas. Montez...
Un son électronique se déclenche dès l'ouverture de la seconde porte donnant accès aux ascenseurs.
Marc arrive au sixième étage. Barnier l'accueille, l'air inquiet.
Barnier : Marc, que se passe-t-il ?
Marc (sur un ton colérique) : Qu'est-il arrivé à Laura ?
Barnier : Laura ? Que voulez-vous dire ?
Marc : On ne vous a pas encore mis au courant ? Laura... Laura a disparu !
Barnier : Vous... Vous plaisantez, j'espère ?
Marc : Ai-je l'air de plaisanter ?
Barnier : Mais... Mais comment cela est-il arrivé ?
Marc : Ecoutez, Barnier : ça n'a jamais été le grand amour entre vous et moi mais là, on peut dire que vous avez dépassé les bornes ! Où sont les flics ? Et où est cette pu... de protection ?
Barnier (consterné) : De quoi voulez-vous parler !?
Marc : Regardez ! (Marc présente de sa main droite la mèche blonde de Laura.)
Barnier (surpris et dubitatif) : Qu'est-ce que...
Marc (de plus en plus agacé) : Laura a été enlevée !
Barnier : Mais vous êtes sûr qu'il s'agit de Laura ?
Marc : Alors ceci va peut-être vous ouvrir les yeux (Marc donne à Barnier la lettre reçue dans sa boîte-aux-lettres le matin même.)
Barnier (surpris) : Nom de Dieu...
Marc : Qu'avez-vous fait de vos promesses, Barnier ?
Barnier (gêné par ces reproches) : Je...
Marc (lui coupant directement la parole) : A chaque fois que vous nous promettez monts et merveilles, ce ne sont que des paroles en l'air ! Maintenant que vous avez gagné votre fric, vous prenez vos sujets à la légère !
Barnier : Marc, ne pensez pas ça, s'il-vous-plaît. Je suis plus inquiet que vous ne le pensez. Vous sous-estimez l'attention que je porte envers chacun de vous. Il faut que nous retrouvions Laura au plus vite ! Il nous faut une solution maintenant !
Marc : Ce n'est pas à moi à vous donner la solution ! Vous vous êtes engagé à nous protéger jusqu'à la fin de nos jours. A cause de vous, nous devons taire notre identité. A chaque seconde qui passe, c'est à peine si nous ne devons pas remercier je ne sais quel dieu de nous laisser en vie !
Barnier : Marc, vous et le groupe... Vous êtes très importants à mes yeux. Je m'engage à vous protéger. Vous avez ma parole !
Marc : Allez vous faire foutre ! Non mais... Avez-vous pleinement conscience de la situation dans laquelle nous sommes ? A partir de maintenant, je m'occupe MOI-MÊME de tout ! ...Ouvrez les yeux bon sang !
Marc ne lâche pas du regard le visage de Barnier, ébranlé par l'accusation de celui qu'il a toujours considéré comme son propre fils. (Un fond musical trouble s'intensifie quand Marc s'éloigne de Barnier pour rejoindre l'ascenseur.)
Barnier : Marc, s'il-vous-plaît, laissez-moi vous accompagner ! Ne me laissez pas comme ça ! Je dois vous aider à retrouver Laura. C'est une question de vie ou de mort pour nous tous !
Marc (pointant son doigt en direction de Barnier) : Restez où vous êtes ! (Moment de silence) Et n'espérez plus rien de moi ! Vous m'avez bien compris ?
Barnier : Marc, att...
La double porte de l'ascenseur s'ouvre. Plan rapproché sur le visage anéanti de Barnier. Fond musical trouble intensifié.
Centre psychiatrique de Liège. Mardi 28 décembre. 14 heures 52. Travelling avant lent sur l'imposante façade de l'hôpital.
Le professeur Jacques Noville, directeur du Centre de Consultations en Psychopathologie générale, et le Docteur Véronique Moreau, son assistante, sont réunis pour traiter le "cas Hartmann".
Dr Moreau : J'ai examiné en long et en large le dossier de Hartmann. Cela fait maintenant un an qu'il est en liberté surveillée et je pense qu'il est temps de faire un débriefing sur sa situation.
Pr Noville : Bien, bien ! Alors... Quelles sont vos conclusions, Docteur Moreau ?
Dr Moreau : Pour le moment, la mesure que nous avons prise à son égard semble porter ses fruits.
Pr Noville : Nous avons donc choisi la bonne solution pour lui, mais rien n'est acquis. J'aimerais voir votre rapport.
Dr Moreau (tendant son rapport au professeur) : Ses délires schizophréniques sont toujours présents mais à petite dose.
Pr Noville (lisant à voix haute la première page du dossier) : Synthèse mentale partiellement perturbée, manque d'empathie, troubles de l'affectivité, repli sur soi, paraphrénie fantastique... Rien que ça !
Dr Moreau : Typique de la psychose paranoïde.
Pr Noville (sur un ton ironique) : Les ingrédients sont bel et bien là.
Dr Moreau : Ah ça, on peut dire qu'il n'en manque aucun !
Pr Noville : Et sa fille, comment va-t-elle ?
Dr Moreau : D'après lui, elle survit.
Pr Noville : Que voulez-vous dire ?
Dr Moreau : Elle se méfie beaucoup de son père.
Pr Noville : Quel âge a-t-elle ?
Dr Moreau : Environ trente-cinq ans.
Pr Noville : Comment s'occupe-t-il d'elle ?
Dr Moreau : Je n'ai pas d'informations précises sur ce point, mais une chose est sûre : son amour pour sa fille est immodéré. Il en prend soin comme aucun père ne serait capable de le faire.
Pr Noville : Elle est tétraplégique, n'est-ce pas ?
Dr Moreau : Oui, une tétraplégie complète.
Pr Noville : Je me demande dans quelle mesure cette femme n'apporte pas un certain sens des responsabilités à notre patient.
Dr Moreau : J'ignore quel impact peut avoir le problème de sa fille sur lui. A mon avis, il doit être comme n'importe quel parent dont l'enfant souffre d'un handicap de ce genre.
Pr Noville : Revenons précisément à Hartmann, si vous le voulez bien. Rappelez-moi ses antécédents.
Dr Moreau : Deux meurtres à son actif et cinq cas d'agression physique. Du moins à notre connaissance...
Pr Noville (regarde deux rapports d'experts liés à des condamnations. Fond musical glauque. La caméra s'approche d'un des articles tenus entre les mains du professeur) : Deux meurtres, et pas des moindres ! Une chose est sûre : il ne fait pas dans la dentelle ! Les victimes sont toujours les mêmes : jeunes, fraiches, dynamiques, sociables. Pas de discrimination sexuelle : il s'intéresse aussi bien aux hommes qu'aux femmes.
Dr Moreau : Sans doute mais on ressent chez lui une objectisation de la femme. Dans les confidences qu'il m'a faites depuis le début de sa thérapie, il a toujours manifesté une haine à l'égard de la gent féminine. D'ailleurs, les scénarios de meurtres à l'encontre de celle-ci sont très fréquents dans son univers fantasmatique.
Pr Noville : Les hommes qui haïssent les femmes ont toujours un souci au niveau du lien maternel. Dans son cas, la haine qu'il leur porte est inéluctable. Une mère castratrice, ça fait toujours beaucoup de dégâts pour les esprits fragiles comme le sien.
(Moment de silence. Le Professeur Noville reprend la conversation.)
Pr Noville : J'aimerais revoir personnellement Monsieur Hartmann.
Dr Moreau : Vous êtes inquiet ?
Pr Noville : Tant qu'il peut fantasmer ses meurtres, il est probable qu'il ne passe pas à l'acte. J'ai bien dit « probable ».
Dr Moreau : Pourquoi souhaitez-vous vous entretenir avec lui ?
Pr Noville : En toute logique, s'il ne fait que fantasmer, il est presque sauvé. Et la société aussi ! Mais, dans son cas, il est passé à l'acte à deux reprises alors qu'il avait rêvé ses crimes !
Dr Moreau : Je sais...
Pr Noville (la caméra s'approche lentement du visage du professeur) : Au vu de votre rapport, si je puis me permettre d'exprimer mon point de vue, Hartmann est en régression partielle et son état mental est quasi identique à celui qui a précédé ses meurtres. J'ignore la raison de ce « retour en arrière » mais nous devons le surveiller de très près.
Dr Moreau : Quelle mesure allez-vous prendre, Professeur ?
Pr Noville : Je ne suis pas sûr que notre homme soit totalement libéré du désir de tuer ou de violer. (Plan rapproché sur le regard du Professeur Noville. Fond musical inquiétant.) En tout cas... (Le Pr Noville rend le dossier au Dr Moreau dont le visage semble marqué par un début d'inquiétude.) nous devons absolument le revoir avant la semaine prochaine.
Embourg. Domicile de Hartmann. Mercredi 31 décembre. 18 heures 43.
La scène qui suit est filmée dans une partie annexée à la villa dont l'entrée, sécurisée, n'est accessible qu'à Hartmann. La caméra filme tout l'intérieur de cette annexe faisant office de salon.
Le salon est spacieux mais sa basse hauteur sous plafond donne un étrange effet de compression qui dérouterait plus d'un claustrophobe. Les murs sont décorés de portraits de femmes réalisés par des artistes inspirés de Modigliani ou Renoir. Ca et là, d'authentiques sculptures de corps féminins sont déposés sur de hauts socles de marbre blanc. Un large écran de home cinéma diffuse « The Lost Week End », du cinéaste Billy Wilder, un vieux film américain sans sous-titrages, racontant la descente aux enfers d'un alcoolique cloîtré chez lui durant plusieurs jours. Une bibliothèque installée derrière de larges canapés blancs offre aux visiteurs toute la panoplie des auteurs les plus en vogue au XIXe siècle. Oscar Wilde et William Buttler Yeats y tiennent une place prépondérante. Mais, dans ce déballage culturel riche et intime, le rôle principal semble avoir été accordé aux ouvrages sur l'opéra italien.
Une mélodie de piano, tendre et mélancolique, accompagne fidèlement la composition décorative de ce lieu raffiné, véritable fusion esthétique des styles classique et contemporain. Le son mélodramatique ne provient pas d'un lecteur CD mais bien d'un authentique piano de concert blanc. Hartmann joue comme un dieu, avec souplesse et créativité. Ses parents lui ont inculqué le goût du beau et l'ont formé à la musique de chambre. Les mains du vieil homme caressent les touches de cet instrument qu'il vénère, réinterprétant avec intensité le « Concerto pour piano n° 4 en sol mineur » de Rachmaninov.
Laura se trouve dans une autre partie du salon. Ses mains, ses pieds et son bassin sont solidement attachés à un siège, la bouche obstruée par une épaisse boule de tissu et refermée par une bande autocollante. Sortant d'un douteux sommeil, ses yeux découvrent avec inquiétude ce salon « théâtral ». Elle entend le son de l'instrument dissimulé derrière une cloison séparant partiellement l'annexe en deux espaces. Sur le large écran du home cinéma des scènes en noir et blanc de l'oeuvre de Billy Wilder la surprennent. Son regard observe les moindres recoins. Tableaux, sculptures, lampadaires, mobilier : elle visualise avec soin les éléments de ce qui ressemble à un sinistre début de mise en scène macabre. La caméra suit dans un lent mouvement semi-circulaire l'ensemble de la pièce.
Soudain, le son du piano s'arrête. Quelques secondes s'écoulent. Hartmann, l'esthète psychotique, aussi raffiné que sauvage, entre en scène...