dimanche 8 novembre 2009

EPILOGUE : NOUS SOMMES UNIQUES

Sarah : Je suis désolée, Arnaud... Je suis désolée...

Arnaud enlace Sarah. La caméra opère un déplacement sur le corps de Barnier puis effectue un travelling arrière lent. Le salon se dévoile avec sa bibliothèque, ses meubles minimalistes, ses tableaux contemporains, son atmosphère argentée. La caméra passe au travers d'une des larges baies vitrées du loft, s'éloigne progressivement de l'immeuble. En bas, la foule se disperse dans le dédale des rues commerçantes. Dans un mouvement ascendant lent, la caméra dirige son objectif vers un ciel brumeux et décomposé. Au loin, la basilique Saint-Martin et l'église Sainte-Croix, sombres et majestueuses dans la grisaille du temps, s'érigent en fidèles protectrices de la cité ardente. La caméra s'arrête sur le voile nuageux puis... Arrêt sur le temps. Trois secondes passent. L'objectif redescend lentement, offrant aux spectateurs un autre lieu dans un autre temps...

Une rue tranquille dans le quartier de Cointe. Seconde résidence de Marc. Samedi 03 juillet 2019. 13 heures 14.

Marc : Dépêche-toi, Alicia, tu vas être en retard !

Alicia Barnier repasse délicatement le gloss sur ses lèvres, replace ses mèches sur les tempes et boutonne le haut de son chemisier.

Alicia : J'arrive !

Alicia se précipite dans les escaliers, emportant au passage son sac à mains déposé sur une commode.

Marc est en bas de l'escalier. Il agite ses clés dans sa main droite comme pour marquer son empressement.

Marc : On doit être là dans une demi-heure !
Alicia : Je sais, je sais !

Alicia traverse le hall d'entrée pour rejoindre l'allée où se trouve le véhicule. Prenant place à l'arrière de la voiture, elle repasse délicatement ses mains sur sa jupe pour ne pas la froisser. Devant, sur le siège du passager : sa soeur, Alexandra Barnier...

Alexandra : Bon, let's go !
Alicia : Let's go !
Marc (introduit sa clé de contact) : C'est parti... (La voiture démarre.)

Scène suivante. Travelling avant lent sur un imposant bâtiment dans un paysage de verdure, celui du Sart-Tilman. Un large panneau placé au devant de l'édifice indique en lettres sobres : « Faculté de Médecine. Amphithéâtre Louis Pasteur ».

Sur les quelques secondes que dure le travelling sur l'immeuble, une voix off apparaît, celle du Professeur Leclercq, doyen de la Faculté.

Pr Leclercq : Et c'est avec un immense honneur, et une émotion puissante, que je remets aujourd'hui à tous ces étudiants fraîchement sortis de nos auditoires, l'esprit libéré d'une insoutenable angoisse, le diplôme de Doctorat en Médecine et Chirurgie. Que ce document, précieuse récompense d'un travail acharné de sept années ô combien studieuses, soit la porte d'entrée d'une carrière rigoureuse et passionnante où le savoir-faire et le savoir-être seront sur un même pied d'égalité.

La caméra effectue un plan en mouvement lent sur l'assemblée. Les familles des étudiants sont là, embarrassées dans leur tenue dominicale. Les futurs médecins, installés dans les premières rangées en gradins, ressemblent à ces jeunes communiants pieux et concentrés. Ils attendent le verdict, dissimulant leur angoisse d'avoir peut-être perdu le combat.

Pr Leclercq : Voici à présent la liste des Docteurs en Médecine et Chirurgie pour l'année académique 2018-2019... Dans l'ordre alphabétique...

Les visages se ferment ou se figent. Certains joignent leurs mains devant leur bouche, priant une dernière fois le Dieu de la réussite de leur accorder sa faveur. Un silence solennel devance la prononciation des noms... Thomas, Charlotte, Roxanne, Antoine...

Les lèvres du Professeur Leclercq appellent au ralenti les jeunes gens. La caméra filme son visage en contre-plongée pour renforcer son charisme et son austérité. Les rides parsemant son visage ondulent à chaque mouvement de bouche. Dans la salle, des parents se lèvent. Au ralenti. Pas de bruit. Le silence absolu. Le son des applaudissements est coupé.

Et puis, il y a soudain ce regard de repli, ce visage dissimulé, penché sur des mains tremblantes.

Le son revient. Et le brouhaha refait surface.

Prof. Leclercq : Alicia BARNIER !

A l'écoute de son nom, le visage de la demoiselle se relève, son regard turquoise s'éclaire. Ses camarades s'empressent de la serrer dans leurs bras. La jeune femme bouscule ceux-là pour rejoindre la « scène », cachant de ses menues mains ses yeux emplis de larmes.

Montant d'un pas lent et réservé les quelques marches la menant au podium, elle se retourne quelques secondes, cherchant les regards de Marc et Alexandra.

Prof. Leclercq (à voix basse, sous les applaudissements de l'assemblée) : Félicitations, demoiselle ! Je suis fier de vous !
Alicia (sanglotant) : Merci...

La jeune femme descend rejoindre les gradins, le diplôme enroulé et fermé par un ruban rouge. Le Professeur Leclercq poursuit la lecture des noms. Alicia regarde au loin Marc et Alexandra, le sourire en coin.

Plan suivant. La réception qui a suivi la cérémonie se termine. La foule bigarrée se disperse. Marc et ses deux accompagnatrices rejoignent la voiture.

Marc : Te voilà enfin débarrassée de ces études ! En tout cas, tu as beaucoup de courage et de mérite !
Alicia : Merci !
Alexandra : Et que comptes-tu faire à présent ? Tu as envie de continuer tes études ?

Marc, Alicia et Alexandra entrent dans la voiture.

Alicia : Je ne sais pas. J'aimerais me spécialiser dans la génétique.
Marc (la regardant d'un air suspect) : La... La génétique ? Tu n'y penses pas, quand même ?!
Alicia : Pourquoi pas ?
Alexandra : Mais... Tu es sûre de ce que tu dis ?
Alicia : Mais oui ! (Moment de silence) Où est le problème ?
Marc : Pourquoi... Pourquoi la génétique ?
Alicia : Je veux poursuivre l'oeuvre de mon père [Georges Barnier].
Marc : Voyons, Ali...
Alicia (l'interrompant) : Ne vous inquiétez pas. Je sais ce que je fais. Et maintenant, j'aimerais que nous allions voir papa s'il vous plaît.
Marc : Bien... Comme tu voudras...

Alexandra regarde Alicia d'un air désabusé. La caméra filme le pare-brise arrière du véhicule. Celui-ci accélère, projetant une nuée blanche du pot d'échappement.

Plan suivant. Cimetière de Robermont (périphérie Est de Liège).

Marc et ses deux jeunes « soeurs » déambulent dans l'allée centrale du cimetière. La voix d'Alicia apparaît en voix-off.

Alicia : Je me souviens de la première fois que je suis venue ici.
Marc (les trois silhouettes s'approchent de la caméra) : Oui, je me souviens très bien.
Alexandra : Je ne veux même plus me rappeler ce moment !
Alicia : Tout cela est loin maintenant...
Alexandra : Je... Je crois que je n'arriverai jamais à oublier.

Alicia serre le bras d'Alexandra pour la consoler.

Marc (désignant du doigt une tombe surdimensionnée haute de plus de deux mètres) : C'est là-bas. Regardez...

Ils se dirigent vers un chemin de gravier bordé de tilleuls entre lesquels se succèdent des tombes néo-classiques en pierre bleue.

C'est quelque part, au milieu, sur la gauche de ce chemin de pierraille et de chrysanthèmes délaissés, que les pas d'Alicia, Marc et Alexandra s'arrêtent. Contemplant un monument de marbre noir minimaliste, ils soumettent leur regard aux trois portraits photographiques fixés sur la partie verticale de la tombe.

Alicia (après quelques secondes d'un silence solennel, se penche pour y déposer un bouquet de tulipes) : Tu me manques...

La caméra filme en plan rapproché les regards des trois personnages. Elle effectue un mouvement semi-circulaire en se dirigeant vers la pierre tombale, dévoilant ainsi des visages sous le verre ternis des médaillons apposés sur le marbre. Une musique de piano habille la scène d'une puissante mélancolie.

Alicia recule d'un pas, joignant ses mains à hauteur de son bas-ventre. Les secondes passent, silencieuses et pieuses. Les feuillages des tilleuls s'animent au contact de la brise. Au loin, la sirène d'une voiture de police retentit. Des souvenirs surgissent dans le noir des yeux clos.

Alicia : Je suis sûr qu'ils sont bien là où ils sont.
Alexandra : Espérons-le pour eux.

Alicia s'incline une dernière fois devant le monument de marbre.

Marc : Alicia... Il... Il est temps de partir.
Alicia : Oui, allons-y.

Le son du piano s'impose de nouveau. La caméra filme le départ des trois visiteurs. Alicia se retourne une dernière fois vers la tombe. La caméra s'approche - dans un travelling avant lent – des portraits mis en évidence sur la paroi verticale du tombeau. Sous ces photographies en couleurs fades, trois noms en lettres argentées se dévoilent : GEORGES BARNIER – ARNAUD DECHÊNE – SARAH DELAUNAY.

Le son aigu d'un violon s'ajoute à celui du piano. La caméra se lève lentement pour laisser apparaître l'étendue du cimetière, paysage de gris nuancés dans une verdure apaisante sous un ciel clair et lumineux.

Une voix-off apparaît : celle d'Alicia...

« Je m'appelle Alicia Barnier. Je suis née en Allemagne il y a vingt-cinq ans mais ma famille est liégeoise. Je suis la descendante de l'une des dynasties les plus influentes du pays de Liège. Le sang qui coule dans mes veines est aussi celui qui a coulé sur les bûchers de l'ignominie. Il y a près de mille ans, ma famille fut condamnée pour avoir réclamé le droit de vivre sur ses terres. Mon père, dix siècles plus tard, s'efforça de rendre la vie à ceux qui l'avaient injustement perdue au Xe siècle. Grâce à la science et au nom de l'honneur familial. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, un homme ressuscita ses propres ascendants. Et cet homme : c'est mon père. Le risque fut énorme mais ces nouveaux descendants, biologiquement recréés, grandirent en maintenant le secret de leur origine. »

(Des images au ralenti montrent Jessica acclamée dans une salle de spectacle, Vanessa confrontée à la mort de Théo, son jeune patient cancéreux, Marc découvrant les résultats des analyses ADN dans un rapport dévoilant pour la première fois le nom de Wakhner Hartmann, Arnaud et Sarah s'embrassant sur la Passerelle face à un coucher de soleil se reflétant dans les eaux de la Meuse, Rachel et Grégory se promenant aux abords d'un bois).

« Il paraît que nous sommes uniques. Mais que faut-il penser de ces humains clonés ? Que faut-il penser de leur singularité biologique ? Marc, Caroline, Vanessa, Rachel, Arnaud, Grégory, Jessica... ne pourront jamais prétendre être uniques. Mais leur vie, elle, l'est... Et elle le restera jusqu'à leur dernier souffle. Mon père n'a jamais souhaité faire revivre ses ancêtres : il les a ressuscités en leur laissant la liberté de s'accomplir, de réaliser leur épanouissement, d'opérer des choix, de prendre une direction plutôt qu'une autre. Et le véritable miracle de notre famille, il est là... Dans la possibilité de vivre une aventure nouvelle , quelle que soit notre identité profonde. Un miracle qui demeurera à jamais un secret... entre nous... »

(Images au ralenti de Lionel découvrant dans le Centre archéologique situé sous la place Saint-Lambert de Liège une pyramide en pierre noire d'une hauteur de six centimètres sur laquelle une phrase latine est datant du IXe siècle est gravée : « Leodiensis Gens Leodi Domini Caput Ad Saeculorum Saeculos » [« La famille Leodiensis, maîtresse du pays de Liège pour les siècles des siècles »]).


FIN