samedi 18 avril 2009

EPISODE 22 : LE VICE ET LA VERTU (Partie 8)

Anvers. Rue Reynders. Maison de production « First Incorporated ». Vendredi 27 février. 11 heures 04. Travelling avant sur la tour de verre.

Une voix : J'ignore si Monsieur Monceau pourra vous recevoir dans les minutes qui suivent. Il est souvent débordé.

Plan suivant. La caméra filme une secrétaire se déplaçant d'un pas sûr et rapide dans les couloirs du quatrième étage. Elle est suivie de Pierre Lecomte et de Jessica.

Pierre Lecomte : Mais nous avons pris un rendez-vous.
La secrétaire : Je vais voir ce que je peux faire pour vous.

Arrivée devant la porte du bureau de Jacques Monceau, la secrétaire le prévient via un parlophone.

La secrétaire : Monsieur Monceau ? Monsieur Pierre Lecomte est là.
Jacques Monceau : Aaah ! Bien, bien ! Faites-le entrer de suite !
La secrétaire (se tournant vers Pierre et Jessica) : Vous avez de la chance ! Il est disponible apparemment !

La secrétaire ouvre la porte de la pièce. Le directeur, assis, se lève et se dirige vers le journaliste et sa jeune accompagnatrice.

Jacques Monceau : Vous voilà enfin ! Je vous attendais avec impatience ! (S'adressant à sa secrétaire) Merci Anna, vous pouvez disposer.
Pierre : Enchanté, Monsieur Monceau (les deux hommes se serrent la main).
Jessica : Enchantée.
Jacques : Asseyez-vous, je vous prie.

Pierre et Jessica prennent place.

Pierre : Vous voyez, je vous avais dit que je parviendrai à la convaincre.
Jacques : Je n'ai jamais douté de votre capacité de persuasion, cher ami ! Bien, je suppose que vous êtes déjà au courant de ce qui vous attend, Mademoiselle Milano ?
Jessica : Oui, Pierre m'a parlé de la comédie musicale.
Jacques : Vous savez que vous allez devoir passer un casting. Il y a d'autres candidates en liste. Trois ont déjà été retenues ; la concurrence est rude, je ne vous le cache pas !
Jessica : Je reste motivée plus que jamais.
Jacques : Excellent ! C'est le genre de réponse que j'aime entendre.

Jessica sourit. Pierre la regarde, l'oeil espiègle.

Jacques : Bien, nous allons passer aux choses sérieuses, chère demoiselle ! Si vous êtes engagée, vous travaillerez dans le cadre d'une comédie musicale. Ceci implique que vous ne serez pas seule et qu'il faudra vous adapter aux autres chanteurs. Vous serez six interprètes principaux, plus un groupe choral d'une trentaine de personnes. Et je ne compte pas les danseurs, musiciens, techniciens, metteur en scène, chorégraphe et tout le tralala ! Ca fait une belle bagatelle de gens, croyez-moi ! Et plus on est, plus les choses se compliquent.
Jessica : Je m'en doute mais j'ai l'habitude de travailler en équipe.
Jacques (regardant Pierre) : Que demander de plus ? Une jolie demoiselle, certainement talentueuse et, de surcroît, flexible !
Pierre : Puisque vous parlez de talent, nous pourrions peut-être l'écouter maintenant ?
Jacques : Tout à fait ! Donc, comme vous le savez, cette comédie musicale est un remake du célèbre film de Billy Wilder, « Sunset Boulevard ». Nous le remettons à la sauce du jour tout en maintenant une bonne part de son âme. Chantez-vous en anglais, Jessica ?
Jessica : Oui, je chante souvent en anglais dans le cabaret où je suis.
Jacques : Bien. (L'homme soulève un paquet de paperasse pour en tirer une feuille ressemblant à une partition musicale.) Tenez. Voici un texte pris au hasard. (L'homme déchiffre l'intitulé de la partition.) «Love is life », de Jess Barnett. Une chanson de jazz plutôt entraînante. Vous connaissez ?
Jessica : Bien sûr !
Jacques : Si je vous demande de me la chanter a capella, maintenant, c'est bon pour vous ?
Jessica : Pas de souci ! Je ne chante pas toujours sur un fond musical...
Jacques : Alors, allez-y. (Le ton ironique) Faites comme si j'étais là !

Après un mouvement de respiration lent et profond, tel un sportif qui prendrait son élan avant le grand saut dans l'inconnu, Jessica donne le ton. Suave, parfaitement contrôlée, angélique et mystérieuse, sa voix déclenche, dès les premières notes, l'émerveillement de Jacques. Le rythme est respecté, comme si la musique était là, à la fois immatérielle et substantielle, enivrante et charismatique. Jessica jongle avec les dièses et les bémols, les rythmes lents et les mouvements rapides. Jacques, confortablement assis dans son siège de cuir, les coudes posés sur de larges accotoirs rembourrés, joint ses mains devant son menton en fermant ses yeux. Sans doute rêve-t-il d'un boulevard new yorkais déguisé en décor de film bicolore ? D'un Broadway où gentlemen et jeunes mondaines se conteraient fleurette ? D'une grande salle de spectacle où la voix passionnée d'une frêle jeune fille partirait à la conquête d'un public averti ?

La dernière note tire Jacques de son rêve éveillé. La chanson n'aura duré que deux minutes quarante trois secondes. Jessica retient son souffle. Elle espère une réponse positive.

Jacques : C'est tout simplement prodigieux !
Jessica : Merci, vous êtes gentil...
Jacques : Non ! Non, je ne suis pas gentil... Je vous dis simplement ce que je pense. Vous avez une voix d'une telle clarté ! Et quelle féminité ! Vraiment...
Pierre : Je savais que j'avais raison de vous la présenter !
Jessica : Mais... La chanson n'a même pas duré trois minutes.
Jacques : Mais c'est suffisant ! Vous avez fourni la preuve de votre talent, Jessica ! Vous m'avez comblé !
Jessica (avec ironie) : Alors ? On le signe quand, ce contrat ?
Pierre : Et drôle avec ça !
Jacques : S'il n'y avait pas de la concurrence, je vous proposerais un contrat ici et maintenant ! Mais, dans toute cette affaire, nous travaillons à plusieurs. Je ne suis pas seul à décider. Je fais confiance aux « experts » que j'ai engagés ; je veux parler du metteur en scène et du chef de chorale, qui ont une oreille particulièrement développée pour me guider au mieux dans mes choix. Ce sont des hommes d'expérience et c'est, bien entendu, sur celle-ci que je me base. Mais, pour ma part, vous avez toutes vos chances !

Jessica regarde fièrement Pierre, conquis lui-même par la prestation de la jeune femme.

Jacques (appuyant sur le bouton d'un appareil téléphonique) : Anna...
Anna (à l'autre bout du fil) : Oui, Monsieur ?
Jacques : Anna, faites venir Marco et Greg au studio d'enregistrement dans une petite heure, s'il vous plaît.
Anna : Bien, Monsieur.
Jacques : Et s'ils ne peuvent pas venir, prévenez-moi au plus vite.
Anna : Bien. Je note.
Jacques (raccroche et reprend le fil de la conversation avec Jessica) : Je vais vous présenter le metteur en scène, Marco Manccini et le chef de chorale, Greg Spencer. L'un est italien et l'autre, britannique. Ce sont de hautes pointures du monde du spectacle. Vous ferez quelques essais tout à l'heure devant eux en studio, à quelques pas d'ici. Ensuite, on vous lâchera et on vous contactera pour un oui ou... pour un non.
Jessica : OK. Et cela prendra combien de temps pour obtenir la réponse ?
Jacques : Probablement une semaine. Nous sommes sur d'autres projets et d'autres castings, alors tout cela ralentit la procédure, vous comprenez. Bien, il est 11 heures 20. Je vous propose d'aller déjeuner dans un petit resto tout près d'ici. Ensuite, nous irons en studio.

Jacques, Pierre et Jessica se lèvent et se dirigent vers la porte.


Neupré. Quartier du Bois de Rognac. Villa de Carlo Fellini. Lundi 16 février. 20 heures 34.

Cinq hommes sont réunis autour du cadavre de Carlo, dans son bureau au premier étage. Il y a là Franck, Jean-Claude, Pino, Bailey et Bart.

Pino : Bon sang de bonsoir, ils ne l'ont pas raté en tout cas.
Bart : « Ils » ? Tu crois qu'ils étaient plusieurs ?
Franck : Pour faire autant de « dégâts », sûrement !
Pino : C'est absolument écoeurant. Regardez, on voit même ses...
Jean-Claude : Bon, les gars, arrêtons de planter là comme ça. Il faut qu'on enlève le cadavre.
Bart : Il n'est pas question que je touche à ça.
Franck : Hé ! J'te signale que « ça », c'est Carlo ! Alors, un peu de respect.
Bart : Mais ce que je veux dire, c'est que...
Pino : Ho, les amis, on n'a pas le temps de faire causette, là. Faut qu'on se bouge !
Bailey (occupé à regarder des objets sur les planches d'une armoire) : Hé... Venez voir...

Les quatre comparses s'approchent de Bailey.

Bailey : On dirait que des objets ont été volés. Il y a des marques sur la planche.
Pino : Merde ! Non seulement ils lui ont fait sa peau mais, en plus, ils ne sont pas partis les mains vides !
Jean-Claude : Je sais quel objet manque.
Pino : Ah bon ? Et lequel ?
Jean-Claude : Carlo collectionnait les statuettes en argent. Et celle qui a disparu n'est autre que la sculpture d'un papillon.
Bailey : Un papillon ? Wouaw, tu m'épates, là, « Jicé » ! Tu es déjà venu plusieurs fois dans son bureau pour te rappeler ça ! Allez, avoue !
Jean-Claude : Pas plus que vous, les gars. Seulement, je suis peut-être un peu plus observateur en matière d'objets d'art... Ca ne vous rappelle rien, les papillons ?
Pino : Que veux-tu dire ?
Jean-Claude : Nous connaissons tous un collectionneur de papillons. Vais-je devoir vous rafraîchir la mémoire ?
Bailey : Un collectionneur de papillons ? (Rires) Ha ha ha... Il faut être ringard pour ramasser ce genre de choses ! Je ne fréquente pas les ringards, moi ! Des papillons ! Comme si on avait...
Jean-Claude (coupant la parole à Bailey): Hartmann, bon sang ! Hartmann !
Pino : Quoi, Hartmann ?
Jean-Claude : Dans le hall d'entrée de sa résidence, Hartmann avait une console où étaient exposées des espèces de lépidoptères.
Pino : Mais qui nous dit que la sculpture dont tu parles aurait été enlevée aujourd'hui ? Et par Hartmann, de surcroît ? Peut-être Carlo l'a-t-il déplacée, tout simplement ?
Jean-Claude : Possible... Mais pourquoi Hartmann ne serait-il pas venu ce soir ?
Franck : Jean-Claude a raison ! Lorsque j'ai été en conversation avec Carlo tout à l'heure, il m'a annoncé qu'il avait prévenu Hartmann au sujet de notre nouvelle mission. Et... A un moment donné, la communication a été coupée, sans raison, comme ça !
Pino : Oui, bon, d'accord. Mais enfin, nous n'avons aucune preuve que...
Bailey : Ho, ho, attendez ! Une minute... Supposons que Hartmann soit le coupable : qui va oser s'en prendre à lui ?
Pino : Pourquoi aurions-nous peur ?
Franck : Il y a un couac, en effet. Carlo a souvent parlé de Hartmann à sa compagne. C'était une façon de l'impressionner.
Pino : Où est le problème, Franck ?
Franck : Si nous nous en prenons à Hartmann, sa compagne sera tôt ou tard mise au courant. Et quand la police fera son enquête, elle les préviendra, par pure vengeance. Et c'est là que ça posera problème pour nous.
Bailey : Franck, tu vas chercher beaucoup trop loin, là ! Tu ne crois quand même pas que...
Franck : Carlo et sa compagne ne s'entendaient plus depuis belle lurette. Il lui avait promis monts et merveilles, mais elle n'a jamais rien vu venir. Je connais cette femme. Elle est capable du pire.
Pino : On fait quoi, alors ?
Jean-Claude : On ne fait rien ! (Moment de silence) Vous m'avez bien compris : on ne fait rien ! On se débarrasse du cadavre, on nettoie tout ça, on prend ce qui nous intéresse, paperasse et tout le bazar, et on se barre ! OK ?

Les tueurs à gage se regardent les uns les autres. Bart écrase sa cigarette dans un cendrier de verre.

Bart (expirant un mince filet de fumée bleuté) : Bon, les gars... Faut qu'on s'y mette, là ! Pino et Franck, trouvez-moi une couverture dans la chambre. Bailey, va me chercher un seau d'eau chaude et du savon. Jicé, aide-moi à dégager la paperasse.

Pino : Où comptes-tu mettre le cadavre ?
Bart : J'ai mon idée. Ne vous inquiétez pas.

La caméra s'approche lentement du visage défiguré de Carlo. Une marre de sang encercle le corps lacéré. Une épaisse couverture est subitement posée sur son visage.

Musique glauque. Transition vers la scène suivante.


Liège. Rue du Jardin Botanique, à quelques pas du boulevard d'Avroy. Mardi 24 février. 19 heures 22.

Vanessa rentre de sa journée de stage passée au service pédiatrique du Centre médical de Liège. Sortant de sa voiture, elle retire du siège arrière un imposant sac en nylon contenant son tablier de médecin et les notes de cours prises durant la journée.

Secouant ses clés, elle se dirige vers la porte d'entrée de la maison de maître où elle réside. Celle-ci comprend un ensemble de quatre petits appartements, loués uniquement aux étudiants des écoles voisines.

Sur le seuil de la porte d'entrée, Lionel attend, assis, concentré sur l'écran de son téléphone mobile.

Vanessa : Lionel ? Mais... Que fais-tu là ?
Lionel : Oh heu... Vanessa ! J'ai essayé de te joindre toute la journée mais...
Vanessa : Tu n'as pas laissé de message sur mon répondeur ?
Lionel : Heu non... Non, tu sais bien que je n'aime pas parler dans le vide.
Vanessa : Oui mais enfin, quand même ! Si c'est pour une urgence !
Lionel : Non... Non, ce n'est pas pour une urgence. J'avais juste besoin... De... De te voir.

Vanessa introduit sa clé dans la serrure de la porte d'entrée.

Vanessa : Viens, entre ! On va "se prendre une crève" si on reste dehors !

Vanessa et Lionel montent l'étroit escalier en chêne massif menant au premier étage. La caméra suit les deux jeunes gens dans le petit salon cosy aux couleurs brun chocolat et blanc grisaillé.

Vanessa : Assieds-toi... Tu veux boire quelque chose ?
Lionel : Non, merci. Je n'ai pas soif pour le moment.
Vanessa : Je n'ai pas grand-chose à te proposer mais si tu veux, tu peux dîner avec moi.
Lionel : D'accord. Et que vas-tu nous mijoter de bon pour ce soir ?
Vanessa : Des pâtes ! Pour ne pas changer les habitudes !
Lionel (esquissant un sourire narquois) : Tu te souviens lorsque nous étions en studio ? On ne « se faisait » que des pâtes !
Vanessa : N'exagère pas... On se faisait aussi... Des lasagnes, des pennes, des pasticcios, des...
Lionel (rire) : Et avec tout ça, on n'a jamais pris un seul gramme, Mademoiselle !
Vanessa : On se dépensait beaucoup en sorties, Monsieur !

Lionel s'arrête un instant sur un tableau accroché au-dessus du feu ouvert dans le salon.

Lionel : Mais... C'est toi sur le tableau ! Je n'ai jamais vu cette peinture de ma vie ! Qui te l'a offerte ?
Vanessa : Vous êtes bien indiscret, jeune homme ! En réalité, c'est Marc qui l'a réalisée.
Lionel : Marc ? Mais... Il ne peint plus depuis des lustres !
Vanessa : Il a recommencé il y a peu. Derrière sa carapace de flic dur et impassible, c'est un artiste plein de sensibilité.
Lionel : Pourquoi t'a-t-il choisie ?
Vanessa : Il ne m'a pas choisie ; c'est moi qui le lui ai demandé. J'avais envie de voir à quoi je pouvais ressembler dans l'esprit d'un artiste tel que Marc. J'ai toujours adoré tout ce qu'il faisait.
Lionel : Bien, bien... (Lionel baisse sa tête.)
Vanessa : Lionel, pourquoi es-tu venu ce soir ? Je sais que ce n'est pas sans raison.
Lionel : Je... J'ai... Comment dire ?
Vanessa : Assieds-toi. Je vais me chercher un verre.
Lionel : Non, attends !
Vanessa (ironique) : Hé... Ne t'inquiète pas, je continue à t'écouter. On n'est pas dans un palais surdimensionné ici ! Je peux t'entendre de la cuisine !
Lionel : Ecoute, Vanessa. J'ai quelque chose à t'annoncer. Je ne sais trop par quel bout commencer, alors...
Vanessa (en souriant) : Prends n'importe quel bout. Tu arriveras toujours bien à remettre un peu d'ordre dans ce que tu dois me dire.
Lionel (moment de silence) : ...
Vanessa : Et bien... Que se passe-t-il ? Tu es devenu muet ?
Lionel (baissant sa tête) : Je... Je crois que... Que je suis amoureux de toi, Vanessa.
Vanessa (surprise) : ... Pardon ?
Lionel : Oui. Tu as bien entendu.
Vanessa : Mais...
Lionel : Je suis amoureux de toi, tout simplement.
Vanessa : Enfin, Lionel, qu'est-ce que tu me chantes, là ? Ma parole, tu divagues !
Lionel : Tu ne me crois pas, n'est-ce pas ? Tu penses que je suis fou !
Vanessa : Non... Non, ce n'est pas ça mais... Enfin, tu ne peux pas être amoureux de moi, tu le sais bien. On se connaît depuis qu'on est tout petits !
Lionel : Ainsi donc, tu ne me crois pas.
Vanessa : Je... Je ne sais que dire, Lionel. J'avoue être plutôt... Désarçonnée par ta déclaration. Elle semble un peu... Surréaliste.
Lionel : Surréaliste ?
Vanessa : Lionel, tu ne m'as jamais regardée auparavant. Tu t'es toujours concentré sur tes études, ton doctorat, tes bouquins, ta musique. Parfois on se demandait si tu étais réellement...
Lionel : Réellement quoi ?
Vanessa : Non,rien. Laisse tomber.
Lionel : Non, vas-y. Lâche-toi ! Dis-moi la vérité. Tu sais bien qu'il n'y a pas de secret entre nous.
Vanessa (embarrassée) : Et bien, il est parfois arrivé qu'on se pose la question de...
Lionel : Qui « on » ?
Vanessa : Les amis, les proches...
Lionel : Et que se sont-ils demandé à mon sujet, ces « amis » et ces « proches » ?
Vanessa : Ils... Ils se sont demandé si tu étais... (Hésitation) Hétéro.
Lionel (surpris par cette révélation) : Alors là, c'est la meilleure ! Enfin, comment peut-on penser ça de moi ? Ce n'est pas parce que j'ai un emploi du temps chargé qu'il faut me prendre pour ce que je ne suis pas !
Vanessa : Hé... Lionel, écoute-moi. Sois relax. Personne ne pense réellement ça de toi. On a juste émis une hypothèse, c'est tout ! Je sais, moi, qui tu es. Et tu n'as rien à me prouver, rien à me dire.
Lionel : En tout cas, bravo ! Tu m'as complètement « cassé » dans ma déclaration !
Vanessa (souriant) : « Déclaration » ? Eh mais tu as raison... J'ai « cassé » la plus belle des déclarations entendues sur ces... (Vanessa réfléchit.) Sur ces deux dernières années !
Lionel : Dis-moi que tu te fiches de ce que je viens de te dévoiler.
Vanessa : Pas du tout ! Je suis simplement surprise. Et j'avoue ne pas savoir quelle réponse donner à ton sentiment.
Lionel : Je sais ce que tu vas me répondre. Je te connais depuis assez de temps pour deviner tes paroles.
Vanessa : Et que vais-je te répondre alors ?
Lionel : Tu vas me répondre que nous avons un même passé, une même histoire, que nous sommes liés, que nous appartenons au Réseau et que, dès lors, rien n'est possible entre nous.
Vanessa (silencieuse) : ...
Lionel : J'ai raison, n'est-ce pas ?
Vanessa : Lionel, où cette relation nous mènerait-elle si je te laissais une chance ?
Lionel : Je... Je ne sais pas.
Vanessa : Nulle part. Cette relation ne nous mènerait nulle part.
Lionel : Marc et Caroline...
Vanessa : Marc et Caroline savent qu'ils ne pourront jamais fonder une famille. C'est leur problème s'ils ne respectent pas la charte du Réseau. Je ne peux rien faire pour eux.
Lionel : Je commence à en avoir assez de cette situation. Je ne me sens pas libre, tu comprends ?
Vanessa : Personne ne se sent libre au sein du Réseau. Et c'est encore plus vrai depuis la mort de Mélanie et, vraisemblablement, celle de Laura.

Lionel sort de son sac collé contre sa hanche un livre, celui de Maxence de Saint-Lambert.

Lionel : Regarde, Vanessa.
Vanessa : Qu'est-ce que c'est ?
Lionel : Un ouvrage qui nous concerne.
Vanessa (intriguée) : Qui nous concerne ? Que veux-tu dire ?
Lionel : Pour l'instant, je préfère ne rien dévoiler. J'aimerais que tu le lises.
Vanessa : Tu l'as montré aux autres ?
Lionel : Non, pas encore. Mais je compte bien le montrer à Barnier et aux autres.
Vanessa : Un ouvrage sur l'aristocratie liégeoise. Intéressant...
Lionel : Je vais te laisser le livre. Je compte sur toi pour le lire durant les deux semaines qui viennent. Ensuite, tu me le rendras.
Vanessa : Promis juré.
Lionel : Je m'en vais.
Vanessa : Tu ne restes pas ?
Lionel : Non, désolé. Je préfère retourner. Je n'ai pas trop le coeur à dîner.
Vanessa : Lionel, si c'est à cause de ce que je t'ai dit, ce n'est pas la peine de te prendre la tête avec ça. Tu es quelqu'un de très charmant. Je n'aurais jamais dit « non » à quelqu'un comme toi. Pourquoi me déplairais-tu ? Mais... La situation est particulière, tu le sais bien.
Lionel : Ecoute, Vanessa. Je crois qu'il y a une chose que tu ne saisis pas bien. Tu réagis exactement comme ces bourgeois argentés qui refusent le bien-être de leurs gosses en leur imposant leur propre vision des choses. Comme s'ils pouvaient assurer un bonheur absolu à leur fiston ou leur gamine en les obligeant à respecter certaines convenances.
Vanessa : Ca n'a rien à voir, Lionel ! Ne me compare pas à ces gens-là ! Tu sais bien que nous ne sommes pas comme les autres ! Bon sang, Lionel, réfléchis ! Tu es universitaire et j'ai parfois l'impression que tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez !
Lionel (agacé) : Bien... Bien, puisque je suis à la fois con et universitaire, il ne me reste plus qu'une chose à faire...
Vanessa : Ne t'énerve pas, Lionel. Tu sais bien que je ne te prends pas pour un con ! Et je ne te prendrai jamais pour un con !

Lionel se dirige d'un pas ferme vers la porte du hall d'entrée. Vanessa l'interpelle.

Vanessa : Lionel !
Lionel : Tu n'auras qu'à déposer le livre dans ma boîte-aux-lettres. Une fois que tu l'auras lu, tu ne verras plus les choses de la même façon. Et peut-être que là, toi, tu réfléchiras ! Je n'espère qu'une chose : que tu changes d'avis ! Bye !

Le jeune homme claque la porte. Vanessa sait qu'il ne sert à rien de tenter de le retenir. Lionel est un garçon têtu mais il est rarement rancunier.

Le regard posé sur la couverture du livre, Vanessa caresse la reliure. Elle ouvre le précieux document pour en découvrir, à la page de ce qui semble être un avant-propos, une phrase rédigée dans le français classique du XVIIIe siècle.

« Il n'est point de vices et de vertus compatibles dans notre famille. Morale, courtoisie et probité intellectuelle sont nos humbles visées. Seule la vertu compte dans nos actes, quelles que soient les circonstances qui nous assaillent de leur poids. Et l'Amour, aussi infâme puisse-t-il paraître aux yeux des prudes, demeurera le soubassement de notre existence. Pro Deo ad saeclorum saeclores. »

La caméra s'approche des lettres noires posées comme une gravure sur le papier à grain. La calligraphie est minutieuse ; les arrondis esthétisants, les pointes fermes et les boucles grasses des lettrages servent d'appui à la force morale de ce texte. La caméra s'éloigne progressivement de cette page jaunie par le temps.

La musique est lancée. Vanessa n'a plus faim. Ce soir, elle va lire l'ouvrage d'une traite. Et peut-être se réveiller demain, avec un autre regard sur sa vie. Et sur celle de Lionel.