samedi 7 mars 2009

EPISODE 16 : LE VICE ET LA VERTU (Partie 2)

Centre archéologique de Liège. Mercredi 18 février 2009. 15 heures 42.

- Nous sommes persuadés que vos recherches contribueront à éclairer certaines zones d'ombre de notre Histoire. Il est toujours plaisant pour nous de recevoir un spécialiste en ce lieu, véritable antre de l'éternité !

Lionel Derechain suit d'un pas rapide le Professeur Claude Gandoy, directeur scientifique d'un des plus vastes centres de sciences historiques d'Europe. La caméra filme de près et en contre-plongée l'imposante silhouette du professeur, dont la tenue vestimentaire et la faconde lui confèrent un charisme « british » teinté de mondanités langagières aussi futiles que déroutantes.

Lionel est le frère aîné de Mélanie, la jeune fille assassinée dans la nuit du 15 au 16 novembre 2008. La mort de sa soeur cadette l'a profondément affecté. Impuissant face à cette tragédie, il s'est réfugié dans sa passion livresque et expérimentale pour l'archéologie.

Pr Gandoy : Ce long couloir a été rénové récemment. Sentez ce parfum nauséabond de peinture fraîche !
Lionel : En tout cas, cet endroit a été réaménagé avec goût ! Quel raffinement !
Pr Gandoy : Vous avez de la chance. Il y a encore deux mois, il n'y avait rien ici ! Tout n'était que silence et désert !
Lionel : Le silence absolu, j'adore...
Pr Gandoy : Êtes-vous un solitaire, Monsieur Derechain ?
Lionel : Solitaire ? Oui, je pense. Mais lorsque je travaille, je ressens le besoin de découvrir les gens que je rencontre. On dit que pour aimer l'archéologie, il faut aimer l'Humanité. L'archéologie se nourrit du passé des hommes et le présent des hommes se nourrit de cette archéologie.
Pr Gandoy : Une chaîne en quelque sorte, une chaîne intellectuelle et humaine passionnante ! (Moment de silence) Pourquoi vous intéressez-vous à cette discipline ?
Lionel : A vrai dire, je ne me suis jamais posé cette question.
Pr Gandoy : Excellente réponse !
Lionel : Ah bon, vous le pensez sincèrement ?
Pr Gandoy : Absolument ! Vous savez, lorsqu'on aime une femme, on ne sait jamais pourquoi on l'aime. On peut la trouver séduisante, intelligente, mûre, douce, compréhensive. Cela suffit-il à justifier notre amour pour elle ?
Lionel : Non.
Pr Gandoy : En réalité, vous ne ressentez pas le besoin de trouver une justification à votre passion. Cet amour pour la science archéologique coule de source et ne s'explique pas.
Lionel : Sans doute.
Pr Gandoy : La plus belle raison d'aimer une femme est le mystère qui englobe l'origine de cet amour que nous lui portons. L'indicible et délicieux mystère...

Le long couloir réaménagé mène tout droit vers une épaisse porte métallique donnant accès à la réserve des vestiges. Ceux-ci sont « stockés » provisoirement dans cette vaste pièce sécurisée, en attendant d'être exposés dans l'annexe muséale attenante au département scientifique.

Pr Gandoy : Nous voici arrivés devant la réserve du centre. Savourez, jeune homme... Dans cette salle, vous allez découvrir plus de trois mille ans d'Histoire ! Le coeur même de l'éternité !

L'éclairage est discret. De nombreux mobiliers vitrés abritent statues, vases, bijoux, vêtements et armes. Des toiles de grands maîtres du classicisme liégeois sont délicatement déposées sur des tapis de mousse. Une partition mise en valeur par la lumière d'un spot attire l'oeil du jeune homme.

Lionel : De qui est cette partition ?
Pr Gandoy : De César Franck.
Lionel : César Franck... Je ne connais que ses préludes pour piano et ses opéras.
Pr Gandoy : Stradella, Ghiselle, Hulda,... De grandes oeuvres ! Emplies d'élégance, de maturité et de puissance dans la mise en scène musicale !
Lionel : Vous êtes musicologue ou... simplement passionné ?
Pr Gandoy : Seulement passionné, jeune homme. Seulement passionné.
Lionel : Vous allez développer un département de musicologie, je suppose ?
Pr Gandoy : Nous sommes en négociation avec certaines académies pour développer ce projet. Mais la musique est un domaine jalousement gardé par ceux qui détiennent leurs « clés d'accès ». Il n'est pas évident de parler « affaires » avec d'autres passionnés aussi égoïstes que nous-mêmes ! Les partitions originales de César Franck et d'autres artistes liégeois ne courent pas les rues. Et ce que vous avez devant vous est bien plus qu'un trésor matériel. Il est une part même de l'artiste qui l'a composée. C'est comme si sa présence se révélait au travers de ces pages...

La caméra s'approche lentement de la partition dont l'intitulé « Stradella » est présenté en lettres noires craquelées sur un cahier d'un blanc terne.

Pr Gandoy : Un véritable témoin du temps passé.
Lionel : Beaucoup de gens se fichent de ce genre d'objets. Combien, croyez-vous, pourraient se débarrasser d'un tel manuscrit dans une corbeille sans en avoir estimé la valeur historique ?
Pr Gandoy : Des millions, jeune homme. Des millions.

Le regard de Lionel est soudain attiré par le portrait peint d'un personnage à la mine austère.

Lionel : Qui est cet homme ?
Pr Gandoy : Il s'agit de François-Charles de Velbruck, dit le « Prince des Lumières ». Il fut prince-évêque de notre chère Principauté de Liège dans les années 1770... En bon franc-maçon, il a adhéré à la philosophie «des Lumières » largement répandue dans nos contrées occidentales à l'époque.
Lionel : Franc-maçon ? Un évêque franc-maçon ?
Pr Gandoy : Oui, absolument ! Comme beaucoup de franc-maçons inspirés des philosophes des Lumières au XVIIIe siècle, il a eu la bonne initiative de développer la culture et les arts dans notre région. Il s'est éteint en 1784.
Lionel : Il fut le dernier prince-évêque ?
Pr Gandoy : Non, deux autres lui ont succédé durant une dizaine d'années après sa mort... (Moment de silence) Venez, suivez-moi, je vais vous montrer quelque chose qui va vous intéresser...

Les deux hommes se dirigent alors dans un dédale de rayons remplis de vieux livres aux reliures douteuses. La faible luminosité des spots encastrés dans le faux plafond rendent malaisée la lecture des intitulés sur les tranches des ouvrages.

Pr Gandoy : Ils auraient dû penser à éclairer davantage ! On n'y voit rien ici ! Je les avais pourtant prévenus !

Le professeur trace avec son index une ligne imaginaire sur la rangée livresque située à hauteur de ses yeux. Il cherche un titre précis tout en récitant les noms des auteurs qui se présentent à lui au fil de sa quête.

Pr Gandoy : de Saint-Lambert !! Le voici. Maxence de Saint-Lambert ! Je savais que je le trouverais ici !
Lionel : Qu'a-t-il de si particulier, cet ouvrage ?
Pr Gandoy : Il parle des zones d'ombre de l'Histoire de Liège.
Lionel : Des zones d'ombres de... l'Histoire de Liège ? Que voulez-vous dire ?
Pr Gandoy : Votre thèse... Elle porte sur l'aristocratie liégeoise, c'est bien cela ?
Lionel : En effet. Mais...
Pr Gandoy : Je veux que vous lisiez ce livre. Vous allez apprendre des choses très intéressantes.
Lionel : Si vous le dites.
Pr Gandoy : Il a été écrit en 1783. Maxence de Saint-Lambert était aussi un franc-maçon. Il appartenait à la mouvance des Lumières. Il voulait connaître la vérité sur certaines familles influentes de la Principauté de Liège.
Lionel : Et ?
Pr Gandoy : Il a mené des recherches très poussées sur l'aristocratie liégeoise. Mais ses révélations n'ont pas plu à certains milieux de la haute noblesse. Son ouvrage fut interdit de publication.
Lionel : Quelles étaient ses révélations ?
Pr Gandoy : Je préfère vous laisser découvrir le contenu de cet ouvrage.
Lionel : C'est étonnant. Cela fait maintenant trois années que je planche sur cette thèse et je n'ai jamais entendu parler de cet ouvrage.
Pr Gandoy : Le contraire m'aurait surpris ! Vous avez entre les mains l'un des rares vestiges littéraires de Maxence de Saint-Lambert. Il n'existe, en toute logique, que deux exemplaires de ce précieux ouvrage. Nous ignorons qui détient le second.
Lionel : Essayez-vous de me faire comprendre que cet ouvrage ne se trouve dans aucune bibliothèque, hormis la vôtre ?
Pr Gandoy : J'ai fait mes vérifications à plusieurs reprises. Le Centre universitaire de Liège ignore l'existence de cet ouvrage. Il n'a jamais été repertorié dans les bibliographies établies dès le XVIIIe siècle. La Bibliothèque royale et les Archives du Royaume ne le mentionnent nulle part dans leurs fiches. Idem pour les autres centres de documentation scientifique.
Lionel : Combien de temps puis-je le garder ?
Pr Gandoy : Je vous le laisse jusqu'au terme de vos recherches.
Lionel : Mais s'il s'agit d'un ouvrage fantôme, son utilisation scientifique dans le cadre de ma thèse risque de décrédibiliser mon travail !
Pr Gandoy : Ecoutez-moi... Ce que vous avez entre les mains est bien plus qu'un ouvrage. Il est une révélation sur le passé de Liège. Ne sous-estimez pas le don qui vous est fait. Lisez-le... Et vous comprendrez...

La caméra fixe en gros plan la couverture cartonnée du livre. Une musique sombre accompagne la scène. La caméra se dirige ensuite vers le regard du jeune homme, qui, lentement, relève son visage vers le professeur Gandoy. La discrète lumière diffusée sur les rayonnages amplifie le suspense de la scène.


Liège. Boulevard Frère-Orban. Appartement de Jessica. Vendredi 20 février. 19 heures 36.


Le salon est doté d'un haut plafond sculpté en son centre, rappelant les intérieurs bourgeois de la Belle Epoque. Un large lustre baroque domine la pièce et éclaire quelques toiles exposées aux murs. Les larges tableaux suspendus sont de véritables hommages aux artistes d'un autre temps : celui de l'Âge d'Or hollywoodien, nourri de ses actrices fantasmatiques qui enivraient sur écran bicolore les publics en mal de glamour.

Au milieu de la pièce, un piano noir. Et tout autour : un décor théâtral, féminin, sensuel et soyeux.

Jessica délie ses doigts fins sur les touches de son clavier. Elle prépare sa voix, l'assouplit, joue l'acrobate de la vocalise pour en puiser la substantifique puissance sonore. Diana Krall, Viktoria Tolstoy, Sarah Vaughan et Norah Jones deviennent son inspiration.

Soudain, le téléphone sonne. Jessica, coupée dans ses envolées, lâche le clavier et se dirige vers l'appareil.

Jessica : Allô ?
Inconnu : Jessica ? Jessica Milano ?
Jessica : Oui ?
Inconnu : Je suis le journaliste. Vous vous souvenez de moi ? La semaine dernière...
Jessica : Parfaitement ! Pierre, c'est bien ça ?
Pierre : Exactement ! Pierre Lecomte.
Jessica : Comment allez-vous ?
Pierre : Très bien. Et vous ?
Jessica : Bien, bien. Merci. Je suis occupée à répéter.
Pierre : Oh, excusez-moi. Je préfère ne pas vous déranger.
Jessica : Non, ce n'est rien. J'ai toute la soirée. Ne vous en faites pas pour moi.
Pierre : Ecoutez, je... Je vous contacte parce que j'ai une proposition à vous faire. Une proposition très importante.
Jessica : Une proposition très importante ?
Pierre : Oui. Je souhaiterais vous voir ce lundi si c'est possible.
Jessica : Lundi ? A quelle heure ?
Pierre : Fin d'après-midi par exemple. Nous pourrions nous retrouver en ville. Le « Plazza », ça vous va ?
Jessica : Le « Plazza » ? Oui, pourquoi pas. Mais cela concerne le projet dont vous m'avez parlé, n'est-ce pas ?
Pierre : Oui... Je vous en parlerai plus longuement. Mais pour que nous puissions nous voir, j'ai d'abord une question à vous soumettre.
Jessica : Laquelle ?
Pierre : Seriez-vous d'accord de rencontrer le producteur anversois ?
Jessica : Je... Je ne sais pas si c'est une bonne idée.
Pierre : Si vous refusez, alors nous ne pourrons pas nous voir lundi.
Jessica (moment d'hésitation) : Je... J'ai besoin de temps pour réfléchir.
Pierre : Si je vous dis que ce producteur est à la recherche d'une chanteuse pour un spectacle musical, vous allez encore hésiter ?
Jessica : Un spectacle musical ?
Pierre : Oui, un spectacle de grande envergure, croyez-moi. C'est LA chance de votre vie. Si vous refusez, vous le regretterez à jamais.
Jessica : ... (Long moment de silence)
Pierre : Allô ? Allô, Jessica ?
Jessica : Ecoutez, retrouvons-nous à 18 heures au « Plazza » ; je serai assise au fond de la salle. Il y a souvent moins de monde à cet endroit-là.
Pierre : (Silence de surprise) Et bien, bravo mademoiselle. Je ne vous savais pas aussi rapide dans vos choix !
Jessica : Je ne sais pas si je fais le bon choix.
Pierre : Ne vous en faites pas. Je vous promets que vous ne le regretterez pas.
Jessica : Je... Je l'espère.
Pierre : Rendez-vous donc au « Plazza » ce lundi à 18h. Au fond de la salle.
Jessica : D'accord. Pas de souci.
Pierre : Je penserai à vous demain soir lors de votre prestation.
Jessica : Merci.

La caméra se rapproche du visage de la jeune femme. Elle raccroche le cornet du téléphone. Son regard exprime un semblant de réflexion. Elle se replace sur le siège face à son piano à queue, délie ses doigts sur cette interminable alternance de touches blanches et noires. Elle entame ensuite un nouveau morceau de Diana Krall : « Why should i care ».

La caméra se déplace vers la large baie vitrée donnant sur le cours de la Meuse. Les lumières des appartements de l'autre rive se reflètent dans le miroir de l'eau calme.